Notre grand-père flirta avec foule de métiers terminant en -isme... Syndicalisme (oui, il était partie prenante aux accords de Matignon et fit partie des premiers membres à monter de la CFTC, ce qui ne fut pas sans causer de tort à la carrière militaire de ses fils cadets), journalisme (bien que je manque de détails là dessus), tourisme (dans l'esprit congés payés, il créa un village de vacances offrant tout confort aux familles de travailleurs et d'ouvriers, à Théoule, il y laissa d'ailleurs sa chemise, l'idéaliste faisant toujours, de fait, un bien mauvais gestionnaire).
Il sut le premier dans la famille développer ce talent que nous avons, semble-t-il, en partage de croiser la route de gens qui font l'histoire grande ou petite. Je me rappelle surtout qu'il répondait sans se lasser à la moindre de mes questions. Un jour de vacances de la Toussaint, je lui avais demandé de me parler de Joffre et de Foch, évoqués deux jours plus tôt par ma maîtresse d'école de 10e. Il m'avait emmenée au salon, faite asseoir dans un fauteuil et expliqué que Foch lui même s'y était assis avant moi (il paraît que c'est effectivement le cas, et ce meuble n'est guère connu que sous le nom dudit maréchal, si l'histoire n'est pas authentique, je n'en ai pas moins développé le goût de l'Histoire, gardons-en donc au moins le bénéfice du doute), de là il m'avait expliqué la Grande Guerre, expliqué la chute de mes arrières-grands-pères tombés au Chemin des Dames à quelques mètres l'un de l'autre sans savoir que leurs enfants se rencontreraient et se marieraient un jour, fait vibrer au cahot des taxis de la Marne, tracé dans l'air les mouvements de troupe. Chaque question posée devenait récit mirifique. Aucune d'entre elles n'était jugée de trop. Mon seul regret est de n'avoir pu profiter plus longtemps de cette disponibilité et de cette soif de me faire partager d'autres temps.
Je ne découvris ses conditions de détention dans un stalag, où il passa un certain temps avec le confort relatif que concède le respect mutuel des militaires qu'après sa disparition, grâce à un carnet retrouvé dans un tiroir qui se coinçait, avec les photos prises en tenue de prisonnier, les notes prises, et la chevalière qu'il tailla dans un morceau de balle à ses initiales, HB pour Henri. Ma grand-mère m'a d'ailleurs donné cette chevalière, tout comme elle était prête à me céder l'alliance qui avait été celle de mon grand-père, sorte de marque tangible d'une conscience invisible poussant au bien faire et sur les chemins dépourvus de concessions, jusqu'à ce que nous découvrions qu'il avait finalement été inhumé avec.
Ses obsèques furent d'ailleurs mon premier contact avec la mort. Je me souviens de mon père m'annonçant la nouvelle un matin, de l'incrédulité, du cri qui peine à sortir, des larmes qui coulent en silence. J'avais compris mais pas admis. Le voyage sombre vers le Périgord hivernal. Le froid et le ciel plombé qui s'accordent au sentiment de tristesse infinie. La gorge qui se serre dans l'entrée en voyant les clés et la laisse, mais plus de main pour se tendre vers elle. Yang couché au pied du fauteuil vide, qui gémit et semble se laisser mourir. La terreur qui prend alors qu'on vous pousse vers la chambre ardente remplie de tous ceux qui l'ont connus et sont venus nombreux. Mais ce n'est pas lui, il n'est plus là. Cette silhouette couchée sur un catafalque, avec ce front cireux qui lui à la lueur des cierges n'est pas celle de mon grand-père. C'est un inconnu vers lequel on cherche à me pousser, que l'on veut me faire toucher. Je me débats et mes mains se cramponnent au chambranle de la porte. Je ne franchirai pas ce seuil. Je ne céderai pas à la réalité de la mort. On finit par me laisser en paix et je rejoins le chien sur son tapis, me cramponnant à sa vie, noyant des larmes d'incompréhension dans son cou. Yang cesse de gémir, me lèche la main et les joues, il met sa tête sur mon bras, il sent le même vide que moi. Je hais tout à coup tous ces gens qui se pressent, embrassent mon père et mes oncles, saluent ma grand mère.
Ils étaient tous prêts à le perdre, le cancer, n'est ce pas, est une maladie redoutable. Mais à cacher la maladie aux enfants on en oublie parfois de les préparer au pire. Comme je ne peux comprendre, je maudis Dieu qui m'a pourtant tout donné de m'avoir soufflé injustement le socle de ma fragile existence. Qui m'expliquera désormais pourquoi obéir est important, non seulement pour les adultes mais aussi pour soi, qui m'apprendra désormais qu'il faut respecter et aider ceux qui ont moins de chance que vous, qui aidera ma vie à croître sans détours, droite comme un if dressé? En m'enlevant mon grand-père, Dieu m'a perdue en un sens. La candeur s'efface et l'insouciance fait place à la présence silencieuse mais pesante de l'injustice et du deuil. Je suis tout à coup consciente que Dieu me punit de quelque chose et, sans bien comprendre ce dont il s'agit, je commence dès lors à me punir moi même, à me protéger, à me préserver d'autres punitions à venir.
La messe d'enterrement se tient dans une église bondée. On nous a prudemment installés dans le fond, sous la garde de mes deux tantes. Ma grand-mère est devant, près du cercueil, la tête haute, le visage fermé mais sec. L'odeur de l'encens, le son du glas, je pleure sans m'en rendre compte et me mets à sangloter. Vient cette phrase terrible « Fais l'effort de te tenir, prends exemple sur ta grand-mère ». Mais j'ai sept ans et j'ai mal et je ne veux plus me tenir, je veux sortir de là, je veux retrouver Yang et, en le serrant, un peu de la lumière des jours passés. On ne m'obligera pas à aller au cimetière ce jour-là, mais je sais qu'ils vont le recouvrir de terre froide dont la fragile caisse de bois ne le protégera pas.
Le repas de funérailles se passe dans le café-restaurant-épicerie-pompe à essence voisin, trop de gens pour les accueillir à la maison. J'ai pu prendre Yang avec moi, il reste collé à ma cheville, la tête posée sur mon pied. Les vitres se couvrent de buée à mesure que se succèdent les plats et les hommages à mon grand-père. Chacun fait revivre une part de lui que je ne connais pas. La patronne du restaurant, qui m'a connue dans mes langes, tout comme elle a connu mon père avant moi, se penche vers moi et m'embrasse le haut de la tête en disant que je suis « bien brave, oh pauvrette ». J'ai encore envie de pleurer mais je n'ai plus de larmes. Je regarde les adultes en me demandant ce qui les rend si gais. Je ne sais pas encore que le deuil, le vrai deuil c'est cela, faire revivre dans les souvenirs les plus joyeux. J'apprendrai à le faire, plus tard, bien plus tard.
Un an après, Yang s'est laissé tuer par un berger allemand hargneux. Il ne s'est pas défendu. Maman a dû me garder à la maison trois jours. Mon deuil était fait, douloureusement. La page était tournée.
Yang était un de ces chiens que l'on qualifierait de brave bâtard, évoquant plusieurs races et ne ressemblant à rien. Il était, et demeure, l'enjeu d'une guerre des nerfs entre ma cousine Stéphanie et moi. Mon oncle l'avait eu alors que j'étais encore petite et Stéph sur le point de naître. J'ai une photo prise dans l'appartement de ma grand-tante, Gilberte, autre figure familiale importante mais liée essentiellement à Paris, la soeur aînée de mon grand-père. Sur la photo, Yang est encore un chiot, gentiment couché sous une chaise de la cuisine et je suis face à lui, tournant un regard coupable d'avoir été surprise en flagrant délit la main quasi sur le chien, alors qu'on a dû me recommander de le laisser tranquille, ce que ses oreilles en berne semblent confirmer. Le surnom de Yang (nom trop long à prononcer bien sûr) était « 'tit chien ». Encore de nos jours, et B... et N... m'ont confirmé que ce n'était pas près de cesser, on peut entendre S... et moi nous affronter à coup de « c'était MON 'tit chien » « Non c'était MON 'tit chien » jusqu'à épuisement des forces et des voix.
Il n'empêche que le demi-sucre matinal... c'était ma main qui le lui donnait. Comme beaucoup de chiens, dont la mienne qui n'échappe pas à la règle, Yang avait une peur bleue des feux d'artifices, des orages et du bruit des coups de feu -mon grand-père n'étant pas le moins du monde chasseur n'avait pas pris la peine de l'y habituer. Certains jours d'orage, je retrouvais ce pauvre Yang, pourtant formaté plus comme un berger allemand que comme un Yorkshire, tassé derrière la cuvette des toilettes, tremblant de tous ses membres et jetant des regards affolés (ma chienne choisit quant à elle le bac à douche, doté d'un rideau pour plus de protection, je ne crois pas en revanche qu'elle irait jusqu'à se cacher dans la baignoire, lieu traumatisant entre tous).
Les nuits d'orage, vu que je n'étais pas rassurée moi même, on l'autorisait exceptionnellement à dormir sur le tapis au pied de mon lit de façon à ce que je puisse garder la main sur sa tête. Il va sans dire que dès que les allées et venues des adultes sur le plancher de l'étage était finies, je faisais grimper le chien sur mon lit et m'en servait d'ours en peluche à taille réelle. Ces matins là, sommeil préservé et garanti malgré l'effroi, je me réveillais assez tôt pour lui faire reprendre sa position sur le tapis avant que l'on ne vienne me réveiller officiellement.
Si l'on devait mettre bout à bout le nombre de bâtons et de pierre derrière lesquels j'ai lancé le chien à toute allure, queue grise en panache et regard fou, on pourrait construire sans mal une réplique à l'échelle 1/1 du pont Valentré de Cahors.
Mais les vacances périgourdines ne se résumaient heureusement pas à l'enceinte du parc, même si nous n'avions le droit de le quitter que sur consigne ou accompagnés. Les baignades à la Dordogne étaient le plaisir des journées chaudes qui nous faisaient trépigner dès le matin. Nous enfilions nos maillots, un short, un t-shirt, devions trouver dans la collection historique de souliers méduse allant du 21 au 44 la paire correcte qui nous permettrait d'affronter les galets de la plage et du lit de la rivière, quémandions à nos mères et pères qu'ils prissent ballons, seaux, voire bateau gonflable, enfourchions nos vélos et sus à la rivière!
La faible hauteur du lit permettait de se baigner y compris hors des zones à eaux plus calmes, et mon père, adepte des jeux d'eau, nous apprenait à remonter le courant rapide en nageant comme des marsouins – c'est à dire en sautant hors de l'eau pour prendre de l'élan – ou en nous cramponnant aux pierres les plus lourdes à la force des bras et de battements de jambes. Parfois, nous remontions plus en amont, bateau sur le toit de la voiture, et descendions sur quelques kilomètres, alternant les passages dans le bateau et les passages nagés. Dad s'arrangeait aussi pour que nous descendions en nageant jusqu'à un point plus éloigné qui, à travers champs et au fil de rencontres avec les voisins et paysans du coin que ses frères et lui connaissent depuis l'enfance, nous mettait à moins de deux kilomètres de la maison. Le retour en méduses sur les sentiers de terre provoquait généralement les hauts cris de Maman qui nous envoyait manu militari nous rincer dans le bac extérieur du pavillon au dessus duquel nous faisions parfois de hâtives et peu rigoureuses vaisselles.
Papa n'ayant jamais eu un atome de bricoleur dans les cellules de son corps, il prit le relais du jardinier lorsque celui-ci fut trop vieux pour entretenir le parc. Maman le soupçonnait, à raison, de passer des heures à débroussailler et à tondre pour éviter d'avoir à passer du temps à faire la conversation à sa mère, ce dont, en bru bien élevée elle se chargeait à reculons. Le bruit de ces vacances n'est pas exempt donc du souvenir de ces engins fonctionnant au diesel qui pétaradaient au démarrage.
A une époque, dans un souci de faire vivre la tradition d'économie ménagère de l'arrière-grand-mère, créature ô combien redoutable et crainte pour ses formules lapidaires et son caractère bien trempé de veuve de guerre ayant élevée seule deux filles tout en travaillant, nous étions envoyés au jardin potager que le monsieur chargé d'entretenir le jardin pendant l'année tenait en état, pour ramasser les haricots verts, haricots verts, poires et prunes qui se trouvaient de l'autre côté de la route. Venait ensuite le rituel des écossages et lavages, où nous mettions encore une main maladroite, et ensuite la mise en conserve, dévolues à nos mères sous la surveillance tyrannique de leur belle-mère « Mais non enfin ma petite D... , vous voyez bien qu'il faut poser le faitout ainsi ». Nous étions ensuite chargés de porter les paniers pleins de bocaux à la cave où nous en profitions pour piquer quelque boule de charbon pour crayonner sur des cailloux, voire sur quelque mur.
J'ai ainsi transformé la grande dalle de la fontaine en une éphémère et non hydrofuge pierre tombale pour Yang, intimement persuadée qu'on avait dû l'enterrer là et, au final, sans jamais obtenir de réponse à cette question maintes fois répétée. La réponse vint, tristement, quand je perdis ma chienne. Mon oncle m'évoqua cette idée un peu dingue qu'avait eu mon père de faire l'aller-retour avec la dépouille de la pauvre bête pour l'enterrer avec les autres, oui, Yang, et la douce Dorothée, au fond du parc. Ils se trouvaient donc bien là, oui, mais de l'autre côté.
Pour les prunes, cela se compliquait, la préparation de confitures devenait une stratégie napoléonienne où chacune, excepté Mum qui a toujours détesté en faire, avait un tour de main ou une astuce à faire valoir. Maman compensait en préparant des clafoutis avec l'abondante manne restante, des tartes parfois enfin plein de choses délicieuses, oui, pour qui aime les prunes. Il est parfois regrettable d'avoir des goûts aussi délicats.