
En fait, au milieu du groupe toujours un peu plus important en fonction des copains et copines ramenés pour l'été, des nouveaux arrivants découvrant l'endroit et traînant maussadement en quête d'autres jeunes pour traîner ensemble l'ennui des vacances en famille, des visiteurs étrangers en échanges linguistiques, il restait un noyau solide, depuis la toute petite enfance. Un groupe de cinq du même âge à peu de mois près, trois filles, deux garçons, depuis toujours et puis un, deux de plus selon les étés et les vacances passées chez une grand-mère ou l'autre.
L'une des filles fut avant tout une amie, jusqu'à ce que les plongées maternelles dans les registres d'état-civil nous déterminent un lien de parenté - au 5e degré certes, mais qui nous emplit de joie - quant à l'autre fille je la connaissais mieux que quiconque puisque nous partagions une même chambre et les mêmes grands-parents. Nous étions donc habituées depuis toujours à passer le mois de juillet ensemble, même si je lui préférais un brin sa soeur aînée plus aventureuse et chef de bande-née. Nous avons partagé les goûters de pain et de pâtes de fruit engloutis dans l'impatience de bondir retrouver les autres au soleil, les tableaux de corvées de table et de passage d'éponge pour ramasser les miettes (épreuve redoutée et qui même maintenant... eeerk), les toilettes sommaires dans une maison encore frugale en équipements modernes, à se verser des cuvettes d'eau dessus, accroupie dans une baignoire de bébé (l'installation d'une douche-cabine par les mains du grand-père et du quatrième larron de la bande, cousin de nom et de coeur plus que de sang réellement et qui avait oublié d'être malhabile, alors que nous entrions dans la pré-adolescence nous parut un luxe incroyable), les séances de démêlage de longues tresses blondes par ma mère pestant et soupirant, habituée qu'elle était à une fille aux cheveux raides et courts.
Nous passions l'été au sein d'une famille bizarrement recomposée où mon oncle maternel trônait en pater familias en l'absence du grand-père, où ma mère suppléait sa belle-soeur, en visite chez ses parents près du grand château aux portes de Paris, en gérant l'intendance de la maison, où mon père, retenu par son travail, osait parfois un aller-retour si un week-end se prolongeait d'un jour férié.
Conscientes d'avoir un rôle à tenir dans la maisonnée, fût-ce à reculons, nous nous partagions donc, selon un tableau digne d'un bureau d'études modernes, les tâches consistant à mettre et lever la table, nettoyer cette dernière, passer le balai dans la salle à manger/salon (ancienne salle de café/poste/boutique en fait) et vider et remplacer la caisse du chat, créature recueillie un peu par hasard par mes cousines et entourée de tous les égards par un oncle qui prétendait pourtant ne pas aimer les miafres (mais il réquisitionnait tout de même sa deuxième voiture uniquement pour le confort de transport du farouche animal qui n'eût pas supporté une caisse plus petite qu'une de ces énormes boîtes en planches solides.).
Nous partagions aussi les fous rires sur les bancs d'église où on nous envoyait sans discussion possible le dimanche matin (aucune possibilité de fuir, c'était la porte immédiatement voisine) et où nous conservions par devers nous une partie de l'argent de la quête (selon une répartition honnête dont le diocèse ne saurait nous tenir rigueur puisque nous offrions de nos gateaux maison au curé) pour acheter des roudoudous (le luxe, 50 centimes pièce soit deux pour un franc) ou des Carambar (20 centimes soit cinq pour un franc, ce qui multiplié par trois généreux donateurs constituait un véritable butin pour le dimanche).
Nos journées se passaient dehors, en jeux sur les blocs de granit, tour à tour chateaux, forts yankees ou saloons du far-west, camps de sioux, tente caïdale au milieu du désert, en assauts menés sur la tour décatie du XIIe siècle. Nous dévalions des pentes sur des cartons empruntés avec des mines chattemites aux commerçants... pour transporter des livres oui... pour nos parents...
Nous construisîmes ensemble nos premières cabanes dans les bois, sommaires tout d’abord, puis plus solidement ancrées aux arbres, avec force ficelles récupérées à droite à gauche voire chipées en cuisine, avec des toits de branchages entremêlés et des sols de mousse sèche appliquée avec soin, avec, enfin, des cartons d’emballage empilés et découpés transformés en fauteuils ou en trônes. L’imagination ne nous manquait dans nos drôles de jeux de rôles et du haut du calvaire au panorama à perte de vue s’ouvrait devant nous l’étendue des grandes plaines de l’Ouest américain, le sommet devenait notre Mont Olympe ou redevenait une heure ou deux la massive forteresse prise aux Anglais par un connétable breton agonisant.
L’un d’entre nous vivait sur place, avant l’heure où les pensions l’accueilleraient loin du village pour une longue et savante scolarité, et il partageait volontiers avec nous les cabrioles des chatons que les deux chattes de sa maisonnée cachaient précautionneusement sous les déchets de bois taillé de l’atelier de son père et les promenades du poney caractériel que nous ne nous aventurâmes guère plus à monter après avoir tâté de ses dents en touches de piano sur nos tendres mollets. Nous partions en singulière procession dans les rues du village et les petites routes qui encerclaient la montagne, toujours accompagnés de deux ou trois chiens haletants au pelage parsemé de petites boules végétales qui s’agrippent au moindre poil, parfois l’un des chatons au poil angora tacheté comme par accident était juché sur la crinière, miaulant piteusement le temps qu’on le reprenne dans nos bras. Chacun rentrait chez soi pour le goûter ou le dîner, N... le premier, les heures de repas de la campagne étaient appliquées chez notre arrière-grand-tante, C... en second, sa grand-mère l’attendait, nous ensuite, parfois accompagnées d’E... qui, lui, n’avait pas d’horaires à proprement parler, et nous nous donnions rendez-vous dans le quart d’heure pour reprendre nos jeux ou, plus tard, pour simplement flâner sur la pierre encore chaude de la croix de pierre au centre de la place.
Finalement, c’était aussi bien que d’avoir des frères et sœurs mais sans les inconvénients que peuvent apporter la pratique quotidienne, la promiscuité et les chamailleries. Nous nous étions choisis en un sens, nous nous disputions mais cela durait peu et surtout n’avait pas d’incidence sur le fonctionnement familial.
Nous connûmes ensemble les premiers bals et permissions de minuit. Nous dansâmes ensemble les premiers slows estivaux, parfois en riant tellement que nous n’arrivions pas au terme de la chanson. Hotel California fut, en particulier, une expérience excellente en matière de formation au mal de mer.
Nous eûmes des soirées d’août allongés sur l’herbe à regarder les étoiles en bavardant mollement, des soirées d’ébriété chez nos aînés qui avaient leurs maisons familiales pour leur seul usage, nous finîmes tous par avoir les pieds mouillés, voire plus, après avoir été jetés dans la fontaine par le reste de la meute.
Nous connûmes les cigarettes clandestines, fumées loin des yeux parentaux, les premiers cocktails détonants où la vodka et le whisky coulaient à flot, les soirées à faire claquer les cartes sur les tapis verts élimés, tarot, belote, couenche (variante stéphanoise dont l'orthographe mériterait d'être vérifiée). Nous échangeâmes nos premières impressions sur un monde à refaire, sur la complexité (jamais démentie) des relations filles/garçons, hommes/femmes, vautrés dans les canapés de velours de l'immense pièce à vivre des parents de C... ou allongés sous le soleil brûlant qui ne réchauffait jamais assez l'eau des lacs voisins.
Nous connûmes la tristesse et le deuil, des départs annoncés ou trop soudains, au détour d'un virage; notre petit monde préservé n'était pas pour autant dépourvu de réalités premières.
Nous grandissions, atteignions bon an mal an, et avec les hoquets que réserve la vie, l'âge adulte. Nous avions élargi nos horizons, eu la chance de voyager, parfois loin, pour certains, très loin même. Nous avons fait des choix, construit des châteaux de sable et d'autres d'un granit plus dur que celui des rochers que nous escaladions, enfants. Les bornes de pierre qui encerclaient le piédestal de la statue du Grand Connétable (localement dénommées bitarrous) hébergeaient désormais les jeux des générations suivantes, petits-neveux, petits-cousins, initiés à leur tour aux joies de ces étés parfois rudes, mais confraternels en diable.
Il demeurait, en ce lieu de villégiature hors du temps, un charme indéfinissable, celui de l'innocence absolue, celui des jeux où ne compte jamais le luxe des jouets que l'on peut avoir d'ordinaire à sa disposition. Et que l'on soit adepte de la bière au comptoir d'un pub ou de flûtes de champagne tintant dans des salons dorés, à l'heure où le soleil dore les pavés de la place et fait rutiler leurs parcelles de mica, alors que les enfants profitent des derniers moments de liberté avant le bain et le dîner, nous levons nos verres de kir, de Perrier ou de Ricard au temps qui passe et aux joies simples qui demeurent, réunis aux tables des terrasses qui ont fait leur retour.