
Quand les journées sont douces comme celles-ci et que mon ordinateur me conduit d'une musique à l'autre sans que je tente la moindre interférence, me viennent des envies de relire toute la Recherche en 24 heures... de me lancer dans l'exercice puissant d'une lecture amusée du journal des Goncourt, de celui de Jules Renard.
Je ressens bien plus qu'à n'importe quelle heure l'envie d'avoir vécu une autre époque. Je cherche sur le fauteuil de rotin la fine camisole brodée que portait mon arrière-grand-mère avant moi et que j'ai trouvée dans un coffre au grenier et emportée dans ma valise un jour d'été trop moite. Je me demande où se trouvent les cache-corsets bordés de Calais dont je devais fixer les bretelles par des épingles pour éviter qu'ils ne bâillassent quand je trouvais du dernier chic des les porter sur un jean, il y a près de vingt ans.
Il me vient des envies de dentelles fanées, de gants jaunis en chevreau, de cache-poussière séculaire, de ressortir les bibis et chapeaux à voilette sagement rangés dans des cartons ronds, au plus haut des armoires de ma chambre d'enfant.
Je pourrais un instant parcourir le chemin en arrière sur la route des décennies en jouant d'un éventail aux lames assouplies par l'usage quotidien dans les chaleurs andalouses, en drapant mes épaules d'un châle aux laines douces et précieuses, en nouant autour de mon cou le ruban de velours noir où repose un camée, en me laissant porter une fois encore, toujours, avec la même volupté par les premières notes de la Traviata - pourquoi l'ouverture de la Traviata me met-elle toujours dans un état de rêverie et d'anticipation tel que j'en viens à divaguer de la sorte, me direz-vous? Inexplicable et cependant imparable... J'ai toujours été emportée par quelques-unes, oh si peu, de ces notes, irrémédiablement et le fait d'avoir vu de nombreuses fois cet opéra ne m'en a jamais guérie ; à chaque fois je frissonne -.
Non, je ne veux à cette heure que des parfums passés aux senteurs de frangipaniers ou de lavande et musc, des thés pris à l'ombre de chèvrefeuilles et dans la douceur sucrée du jasmin qui éclot, des cuillères à absinthe ouvragées abandonnées sur des tables, des bruissements de taffetas et de soie moirée dans les allées des Tuileries ou du Luxembourg, des gants qui s'effleurent, toujours comme par mégarde...
Je veux que mon regard se baisse hypocritement et filtre à travers les cils en voyant passer un de ces élégants à la Robert de Montesquiou, à défaut d'un Charlus, guettant le mouvement de balancier d'une canne dont l'usage n'est autre qu'esthétique. Des époques où le fait d'être femme ne protégeait de rien, mais n'empêchait pas pour autant d'exprimer une part de soi, un temps de codes aujpurd'hui surannées mais bien plus expressifs que les acronymes et onomatopées contemporains. Un rêve de matières précieuses, de senteurs animales, de rubans à dénouer, de plumes à fixer, d'étoffes à froisser, d'épaisseurs à trousser, de chevilles qui apparaissent soudainement dans le sillage d'un pas trop vif. Une nostalgie de regards authentiques et d'instantanés volés, des rencontres improbables, mais des rencontres tout de même : « Car j'ignore où tu vas, tu ne sais où je vais, ô toi que j'eusse aimé, ô toi qui le savait »
Ce soir je m'endormirai en me rêvant Colette, Léontine Caillavet, Laure de Sade, comtesse de Chevigné, Elisabeth Greffulhe, Sarah Bernhardt, Anna de Noailles et tant d'autres encore... Et demain je retrouverai ce maussade XXIe siècle qui n'a pas ces légèretés des autres temps...