J'ai essayé mon nouveau scanner en prenant une vieille photo qui quitte rarement mon portefeuille, prise dans le parc de la maison de Dordogne, et montrant mon grand-père, un peu avant la cinquantaine, avec un des chiens.
La qualité de numérisation en agrandissement m'a permis de découvrir que toute une partie du parc avait été modifiée avant ma naissance et que ce que j'ai toujours connu comme un espace ouvert et dégagé autour d'un bassin au jet d'eau interrompu - que ma grand mère s'est toujours refusé à voir transformé en piscine, tradition que mon oncle maintient *- était à l'époque au centre d'un bosquet touffu dont l'entrée semblait gardée par deux murets ne se rejoignant pas.
* Août 2009: surprise, une photo reçue alors que je me trouve loin de là montre la surprise qu'il avait réservée à ses enfants et invités de l'été... un bassin réformé, présentant désormais des courbes alanguies, l'eau transparente et dénuée de cette coloration azur artificielle affleurant la bordure de pierre du pays. Je lui ai donc promis de corriger mes assertions bloguesques en conséquence, en attendant l'année prochaine de pouvoir enfin aller barboter dans cette petite merveille de naturel.
Je comprends mieux toutefois la position qui m'avait toujours semblé saugrenue de la table en pierre kitschissime aux pieds de ciment sculptés comme un tronc sortant du sol et dont le plateau est aujourd'hui rongé de mousse. Il semble que ce soit l'installation devenue nécessaire avec le temps, d'une cuve de gaz - aujourd'hui disparue - qui ait condamné le muret et les arbres avoisinants à une mort certaine. Il faudra que je demande à Papa, il doit se souvenir.
J'ai aussi noté que la hauteur des buis taillés dénote une main plus professionnelle que celle de mes cousines ou encore la mienne, fut un temps. Amusant comme une maison qui ne m'a jamais semblé plaisante lors du mois de vacances d'été obligatoirement passé chez ma grand-mère (du temps où mon grand-père était encore en vie, le plaisir existait, oui, mais il ne dura guère, hélas) me donne aujourd'hui des bouffées de nostalgie...
Abusant à loisir de mon statut d'aînée des petits enfants - et à ce titre, de princesse gâtée par son grand-père et prudemment épargnée par ma grand-mère, femme exigeante et omniprésente - j'avais pris d'office mes quartiers dans la chambre d'enfant située au centre du palier du premier, petite et intime, blottie entre les deux immenses chambres à cheminée (jamais vu l'une d'elles fonctionner en revanche) et double exposition, les fenêtres à l'arrière donnant notamment sur la falaise à laquelle la maison s'adosse et où nichent renards et chouettes, dont on peut voir les yeux luire si l'on agite une lampe de poche. Cette pauvre falaise a perdu bien des plumes, et bien des troncs, lorsque la tempête de 1999 s'en empara et la malmena tant et bien. Le travail de titan que fournit depuis mon oncle pour la dégager tout en lui gardant son équilibre offre enfin un résultat visible, mais les cicatrices de pierre crayeuse demeurent encore, ça et là, bien présentes.
Du vivant de mon grand-père, ce dernier ouvrait la porte le matin et laissait le chien s'installer sur le tapis, de façon à ce que mon premier geste soit pour lui (j'ai toujours adoré ce chien là oui, sa disparition m'a anéantie autant que celle de mon grand père, dont il était le seul vestige, un an plus tôt). Après le petit déjeuner, je recevais solennellement, toujours de la main grand-paternelle, le demi-sucre auquel le chien - nommé Yang par mon oncle qui, comme moi plus tard avec ma chienne, avait jugé plus pertinent de confier l'animal à ses parents, disposant de plus d'espace, vu qu'il s'agissait, drôle de coïncidence aussi d'un chien-loup mélangé à Dieu sait quoi - avait droit.
Le mot "promener" et la main tendue vers la laisse accrochée dans l'entrée le mettaient dans des états proches de l'hystérie. Mais n'est-ce pas souvent le cas des chiens domestiques de par le vaste monde?
Nous prenions la route dite "du Port" qui rejoint et longe la Dordogne à pied ou à vélo. En hiver nous ramassions des galets plats sur la plage sans jamais pouvoir battre nos pères aux ricochets (des années d'entraînement sûrement), en été nous tâtions du bout du pied la température de l'eau dans laquelle nous serions autorisés à nous baigner mais seulement dans l'après-midi.
Les jours de pluie, je prenais l'escalier jusqu'au grenier, qui recélait des trésors dans de multiples recoins. Une lampe et les ouvertures en oeil de boeuf permettait de lire un des ouvrages attrapé dans une des bibliothèques débordantes, sur un vieux lit d'enfants en métal peint de blanc, recouvert de coussins aux teintes fanées et de dessus de lit trop usés pour l'étage. Après la disparition de ma grand-mère, mon oncle m'offrit de prendre tous les livres que je jugerais bon de choisir, et j'eus la surprise de découvrir en double – voire en triple exemplaire - l'intégrale de l'oeuvre de Péguy et de Claudel que je mis de côté pour des lectures à venir. Je découvris aussi plein d'ouvrages sur l'architecture romane, des romans pour jeunes filles, peut-être, je ne les ai pas ouverts, de Duhamel, qui devait connaître un succès certain puisque lui aussi figurait en double. Parfois, nous montions le train électrique aux voitures émaillées ou tentions de faire tenir une construction hasardeuse à partir du Meccano légèrement rouillé. Au dessus du lit, de vieilles photos ou chromographies, un casque militaire rouillé qui se trouve désormais dans une des armoires paternelles. Les jours de soleil, la chaleur rendait l'atmosphère du grenier irrespirable et je gagnais la fraîcheur de la salle à manger pour lire avidement un des livres découvert au hasard.
Les petits déjeuners d'hiver, à la Toussaint notamment, prenaient un air de fête. La proximité des fermes voisines nous permettait d'aspirer au Graal introuvable à Paris: l'oeuf coque et ses mouillettes de pain taillées dans de larges tranches. On étalait la nappe à carreaux sur la grande table de bois qui occupait l'ancienne cuisine, au vu de l'immense cheminée où se nichait alors la cuisinière/poêle à bois inutilisée, et que la construction d'une extension au dos de la maison avait grandi au rang de salle à manger, pièce de vie commune, comme en témoignaient les fauteuils dispersés dans ses recoins. Près de la porte donnant sur le couloir de l'entrée, deux armoires massives se faisaient face, l'une contenant la vaisselle, l'autre les ustensiles de cuisine.
Le fauteuil crapaud anglais de mon grand-père, toujours connu recouvert de velours ras vert - mais qui avait vécu quelques années revêtu de toile rayonnée ponceau, comme le montre le pouf qui lui correspond et qui m'est revenu - se trouvait contre le mur et permettait une vue d'ensemble de la pièce. C'est là que je le trouvais le matin après avoir descendu en chaussettes - et avec l'assurance de me faire tancer pour cela - l'escalier de bois sombre qui tournait sur lui-même dont la boule de rampe de cristal taillé, rendue opaque par toutes les mains qui l'avaient usée me paraissait fascinante. Les murs de l'escalier accueillaient quelques dessins sous cadre et peut-être un petit paysage mais qui ne me revient pas en mémoire. Je me souviens d'y avoir vu en revanche un dessin satirique représentant Napoléon se tenant la tête probablement à la suite d'une extravagance de Joséphine.
Les murs étaient recouverts de tapisserie sombre, comme il se doit. Sous l'escalier était placé le sombre cagibi aux porte manteaux et parapluies innombrables, lieu de cachette merveilleux pour les parties de cache-cache des jours pluvieux. On nous avait cependant recommandé de prendre garde au trou qu'il comportait en son plancher et dont l'avantage était de pouvoir glisser un parapluie aux malheureux pris par la pluie réfugiés dans l'immense cave de plain-pied qui devraient se risquer sous le déluge pour gravir le perron ou, pire, contourner la maison et rentrer par la porte d'office.
L'entrée avait des teintes capucine vieilli par le temps. Sur un des murs, une dépouille de jeune crocodile, rapportée par mon grand-père de Madagascar - à moins que ce ne fût mon oncle qui l'eût offerte à ses parents, la question relevant désormais de la légende familiale - vous fixait de ses yeux de verre en étirant ses pattes vides. Deux trois cadres entomologistes et leur diversité de papillons me dégoûtèrent à vie de ces créatures graciles dont le corps velu ne laissait de me répugner. Au crochet mitoyen était la clef de la porte d'entrée, dont le bois sculpté figurait à l'extérieur deux salamandres que séparaient un filet ou trônait un heurtoir ferronné noir et mat. Le grain piqueté du corps des salamandres me fascina à une époque et je passais les heures où la famille se répartissait entre sièges et sol sur le perron à en caresser le dos.
La salle de bains moderne qui avait été adjointe à la maison, ma grand-mère ne plaisantant pas avec les choses de l'hygiène, fut l'occasion de bains enfantins pris dans les rires – ma cousine Stéphanie et moi n'ayant que deux ans d'écart, il était aussi facile de nous mettre à tremper ensemble pour nous faire tenir tranquille – de tentative clownesques de maquillage avec les fards peu utilisés avec le temps de notre grand-mère puis, plus tard, bien plus tard, de scènes moins drôles et de l'apprentissage de la fragilité qu'induisent la vieillesse et la maladie qui déforment le corps, lorsque nous dûmes, non sans que nos pudeurs à toutes en prennent un coup, aider celle-ci à une toilette que ses pauvres mains déformées ne lui donnaient plus le loisir d'exécuter seule.
C'est dans des moments comme cela que l'on réalise à quel point la responsabilité de prendre soin de nos aînés, pour être pesante, n'en est pas moins incontournable. Quelle que soit la chaleur des liens qui nous relient à eux, il n'en demeure pas moins que ce devoir nous incombe à plusieurs titres. Préserver leur dignité, pourtant diablement écornée par le fait de se livrer ainsi, dans la fragilité d'une nudité qui se recroqueville de honte devant la trace du temps et des souffrances physiques, dans l'horreur des blessures que font naître les handicaps accumulés et le tribut payé au temps qui passe sur les chairs immobilisées. La peur de faire mal en n'étant pas assez délicat, de montrer ce dégoût insurmontable d'une chair que l'on ne devrait connaître que voilée dans ses tuniques et pèlerines, ces regards qui se fuient pour éviter les larmes de gêne de ce qui fut une figure de commandement et qui n'est désormais plus qu'attente désespérée de recouvrer ce semblant de superbe interdit par l'humiliation passagère. Mais, dans l'absolu, eût-il été plus digne de laisser ce corps sans soin. N'était-ce pas une façon de laisser flotter un peu d'amour dans une relation plutôt conflictuelle de reine-mère à petite princesse colérique et rebelle?
La terrasse blottie dans l'angle formé par la maison et son extension et protégée par des murs sur trois côtés, non du soleil mais du vent, ne servit pendant des années qu'à étendre le linge. Mon oncle eût un jour l'idée d'y mettre parasol et meubles de façon à ce que nous pussions y prendre nos déjeuners estivaux par temps de grosse chaleur. Les fins de repas s'alanguissaient autour d'un café, parfois éveillés par les pitreries ou les chansons des plus petits, reprises en choeur par les plus grands.
D'ordinaire, ces repas conviviaux auxquels étaient souvent conviés des amis de passage, car l'endroit était avant tout lieu d'échanges et de partages, se prenaient dans le parc. Avant qu'elle ne fût rasée pour des raisons encore mystérieuses à mes yeux trop jeunes, la tonnelle de buis qui bordait l'allée centrale et dont le centre était occupé par une de ces drôles de tables déjà évoquées offrait l'ombre idéale pour les déjeuners de plein air. Avant que ne soit porté le dessert, les enfants que nous étions avaient même le droit d'aller courir ou de lancer une partie de cache-cache entre les rangées de buis solennelles ou celles plus modestes du petit labyrinthe qui entourait la fontaine vide et obligeait à ramper sur le sol pour ne pas se faire voir. Ensuite, nous dressâmes les tables sous les prunus mais le charme n'était déjà plus le même.
A l'autre bout de l'allée, au plus près de la route menant au bourg, trônait le pavillon. Lui aussi avait bénéficié de quelques améliorations qui avaient permis d'en faire une maison indépendante que les brus se disputaient volontiers pour ne pas avoir à vivre sous l'oeil acéré de la reine-mère. Ses murs jaunes étaient égayés par des volets d'un vert anglais que Maman changea en brun un jour où, lasse de décaper pour traiter, enduire et repeindre, sous peine de se voir taxer de fainéantise, elle choisit un produit traitant et couvrant plus rapide. Je pense quant à moi que ce vert lui griffait les yeux et qu'elle complotait depuis longtemps d'en changer la couleur. Petite maison carrée à deux chambres et une vaste pièce commune où un poêle à bois donnait de la chaleur, le pavillon offrait la seule possibilité de faire le mur, en prenant garde à se protéger des orties qui s'étendaient sous la fenêtre de la chambre d'enfants, à l'heure de la sieste obligatoire des jours brûlants. Pour peu que nul adulte ne fût en vue au soleil – il fallait en effet prendre garde à ne pas tomber nez-à-nez avec Mum qui, ne craignant ni la chaleur ni l'exposition prolongée de sa peau méditerranéenne, pouvait s'être installée par là – on pouvait, en longeant la clôture, en rampant derrière le noisetier et le pommier gagner l'abri d'un haut écran de buis que l'on suivait jusqu'au dos de la fontaine pour grimper un peu plus à flanc de falaise et rejoindre la réserve d'ardoise que nous rêvions, vainement, de transformer en sanctuaire.

Nous y avons passé un temps infini, gravant mille riens d'une pointe de caillou, taillant des pointes de flèches, des sculptures barbares, rêvant de bazarder les ardoises et de les remplacer par des couvertures, des coussins, une lampe tempête, d'y apporter nos secrets, nos poupées, nos livres. Les ardoises eurent pourtant gain de cause et Sainte Colique resta dévolue à leur garde. Le temps (et peut être le fait que nous les ayions rigoureusement piétinées sans pitié) démontra cependant l'inutilité de la chose, aucune d'entre elles n'ayant pu être prise pour la dernière réfection du toit. Il va de soi que mes cousines et moi-même gardâmes un silence prudent sur les hypothétiques motifs de casse.
Une année pas si éloignée de celle-ci, mes cousines, de grandes aventurières elles aussi bercées, mais avec plus de conviction que dans la mollesse du 14e, par l'esprit Baden-Powell – rendu obligatoire oui par l'influence forte de notre grand-mère qui y trouvait là la quintessence de la formation pour une jeune fille, entre religion et débrouillardise, entre esprit de troupe et charité aux nécessiteux – s'amusèrent à dresser une tente dans le parc, pour séduire leurs très jeunes cousins par branche maternelle réfractaires, et comme on les comprend, à la seule idée de la sieste imposée. Il va sans dire que les premiers jours furent passés à tenter de convaincre la plus opposée au contact du sol nocturne sous son dos - je n'en gardais des mes expériences scoutes nul souvenir plaisant - du charme d'une nuit passée hors les murs mais, toutefois, à l'intérieur de la propriété... Vu que la tente était dressée à moins de 20 mètres du pavillon, nous ne risquions pas de nous faire dévorer par des loups non, mais le sol n'étant pas plan à cet endroit, et à mon âge... mon dos... Je cédai.
Nous retrouvâmes donc les bonnes habitudes de troupe, bien que n'ayant pas fréquenté la même, guettant l'extinction des feux définitives de adultes pour nous glisser hors de notre abri et nous installer en rond dans l'allée avec toutes les denrées que nous avions pu chiper dans les placards (sirop de menthe prudemment dilué à l'avance, biscuits arrachés à a convoitise des enfants, cigarettes pour Stéph et moi, sa soeur étant trop sportive pour s'adonner à cela). Hormis ce dernier détail, nous avions de nouveau dix ans. Le cri d'une chouette nous tira de nos bavardages et, à la terreur croissante de Stéph parce que cela nous porterait malheur et que l'animal s'approchait doucement mais sûrement, j'entrepris de lui répondre. Un dialogue s'instaura, la répétition et la modulation des séquences prenant des allures de conversation. « Oui mais imagine que tu sois en train de la menacer et qu'elle attaque... ». Après avoir pris dans le rayon de nos torches quelques yeux étincelants de renards nichant dans la falaise, juste pour le plaisir de les savoir là, nous n'irions pas les déranger même de jour, nous nous faufilâmes à trois dans la tente prévue pour deux, ce qui était un argument de plus pour apaiser ma réticence quant à la fraîcheur des nuits, et nos bavardages s'éteignant à mesure que régnait le silence, sombrâmes dans un sommeil dont les vertus réparatrices et curatives restent encore à démontrer au vu des piqûres d'insectes et des courbatures qui présidèrent au lever en fanfare orchestré par les petits qui réclamaient leur part d'occupation de la tente. Nous les renvoyâmes autoritairement à leur petit déjeuner avant de ramper de façon fort inélégante hors de notre abri, sous le regard de ma tante hilare devant nos mines hagardes et nos cheveux emmêlés.
Je me souviens encore du pantalon de pyjama en flanelle à l'imprimé écossais prêté par ma cousine pour lutter contre le froid de la nuit qui, eu égard aux nombreux centimètres de taille qui nous séparent, ajoutait une touche comique pour le plus grand plaisir des cyclotouristes qui s'étaient arrêtés de l'autre côté de la route pour piller notre prunier.
Cet été-là, ma tante jamais économe d'idées amusantes, l'avait baptisé l'année capelines. Sous le prétexte fallacieux de protéger nos épidermes, et surtout parce que nous avions fait main basse sur une série de chapeaux de paille en plus ou moins bon état au grenier, nous étions tenues de ne sortir des maisons que le chef couvert d'un chapeau à ruban, pour la plus grande joie de ma grand-mère qui trouvait que cela nous rendait enfin nos galons de jeunes filles élégantes. Le fait que B... (la cadette) arborât sa capeline avec un short et des tongs ne devait pas l'avoir frappée. Mais elle était notre belle jardinière, comme en témoignèrent les nombreux arrêts de touristes bataves ou britanniques sollicitant de l'eau ou leur chemin (sur une route rectiligne...).
Moins agitée qu'elle, je pilais ma grand-mère au catéchic - nom dont ma tante avait rebaptisé une sorte de trivial pursuit catho qu'elle avait dégotté Dieu sait où (les voies du Seigneur étant impénétrables) - à son grand déplaisir de mauvaise perdante s'il en fût. D'ailleurs j'étais la dernière à accepter de jouer à quelque jeu que ce fût avec elle, son avis sur mon esprit éclairé me mettant à l'abri de toute remarque déplaisante. Nous fîmes une partie avec les filles, histoire de lui faire plaisir, et S..., qui avait fait une cueillette de menthe sauvage tenta de nous empoisonner avec une infusion dont le jaune quasi fluorescent finit bien vite – et fort discrètement vu les efforts apportés à la préparation – par dessus la balustrade dans les buissons de fuschias à l'aplomb du perron. L'histoire ne dit pas s'ils s'en sont remis mais si ce n'est pas le cas, les responsabilités sont désormais connues.
Vu ses difficultés à se déplacer, arthrose et polyarthrite très avancée mêlées d'un nombre de broches à faire tilter un portique d'aéroport, notre grand mère passait les heures tièdes à l'abri sur le perron, calée dans un fauteuil puis sur un banc qui lui demandait moins d'effort pour se relever. Pélerine aux épaules et chapeau sur la tête elle répondait royalement d'un faible geste de la main et d'une inclinaison de tête aux touristes dont les vélos passaient devant notre portail défunt, dont la fermeture rituelle la nuit n'était plus qu'un lointain souvenir. Pour peu que l'un d'entre eux lui lançât un vigoureux « bonjour Mme la Baronne », son salut de tête n'étant dès lors pas sans évoquer ceux de la Queen Mother. Elle avait gardé de son passage de collégienne en Angleterre et d'une longue amitié entretenue avec une camarade de classe dont la voix douce résonnait sur la BBC en un temps que les moins de 40 ans ne connaissent sûrement pas, des habitudes de langage et de comportement. Elle avait gardé à coeur la pratique quotidienne de l'anglais et lorsque le jeune N..., changeant de collège, dut passer de l'allemand LV1 à l'anglais LV1 en 4e et rattraper deux ans de retard, elle lui parla uniquement anglais pendant plus d'un mois où il resta à Sainte Mondane en pension.
Elle s'intéressait aussi de près aux contes et légendes locaux, estimant que l'on se doit de connaître un pays jusqu'au tréfonds de son âme, et m'avait enregistré sur cassette l'histoire de Sainte Mondane, mère de Saint Sacerdos, celle de Castelnau et celle du cruel seigneur de Rocanadelle.Ce magnétophone lui servait de journal, sa main ne pouvant plus guère supporter une plume, et je me souviens l'avoir entendu s'adresser au souvenir de mon grand-père sans avoir réussi à croire toutefois, dans l 'égoïsme de la jeunesse, qu'il pût lui manquer autant qu'à moi.
Ce grand-père était un homme singulier, qui reste un puzzle encore à ce jour. Entre l'hagiographie que ne manqueront pas d'en dresser certains membres de la famille et le tableau plus rude qu'en font les autres, il compose un personnage aux multiples facettes, idéaliste humaniste mais aussi tyran aux règles de vies implacables. Les souvenirs rapportés mais aussi la méticulosité avec laquelle il remplissait son carnet de guerre, de bataille ou de captivité en donnent une assez bonne idée. Oui, il semble que la tenue de journaux, de carnets, de pages ait été une tradition assez ancrée dans les moeurs du temps et du clan. Il me serait d'ailleurs plus facile de parler de ceux de ma grand-tante, la soeur aînée de ma grand-mère, que j'ai la chance de pouvoir feuilleter à l'envi, et que j'ai commencé à scanner pour en faire profiter le reste de la famille, mais il sera bien temps d'y revenir.
De son expérience militaire dans la Coloniale, avant guerre, il reste justement ces carnets mystérieusement conservés à l'abri, où un personnage public apparaît sous des traits peu flatteurs et avec une appréciation lapidaire de mon grand père flagellant un esprit peu apte à la discipline et, de fait, laissant présager un bien piètre meneur d'hommes. Un jour on ré-écrira l'histoire, dit souvent Papa, l'identité de ce personnage restera donc sous scellés d'ici là.