samedi 24 janvier 2009

Luco

« Viens, il fait beau, autant réviser au Luxembourg ».

La demande était impérieuse, le demandeur irrésistible. Pourquoi s’obstiner à rester devant un café refroidi et un verre d’eau tiédi alors que le soleil faisait vibrer le bitume ? Ils ramassèrent leurs affaires et prirent la rue Saint-Jacques vers l’église éponyme. Pris dans la perspective de l’avenue de l’Observatoire, le Luxembourg et ses jardins retrouvaient une dimension royale qui se fondait dans les arbres de rue Médicis. Il marchait vite, toujours, le nez au vent et la cigarette en figure de proue. Elle tâchait d’adopter le même pas, plus difficilement, en raison de jambes moins longues forcément et d’une attitude moins altière. Elle avait pourtant motif à tirer orgueil de cette promenade au pas de cavalerie si l’on pouvait en juger d’après les regards envieux des filles agglutinées aux tables voisines, dans l’aire où se posait le regard du mâle ô combien séduisant et convoité qu’elle suivait désormais.

Elle avait fini par s’habituer aux amitiés féminines calculées de celles qui, par elle, pensaient attirer son attention à lui. Rien de bien nouveau. Depuis deux ans qu’ils ne se quittaient pas, sans pour autant donner le quelconque indice d’une intimité plus grande, les langues allaient bon train, les spéculations pleuvaient et les opérations commando destinées à savoir le fin mot de leur numéro de duettistes se multipliaient. L’avait-il noté ? Elle n’aurait su le dire. Peut être s’en amusait-il, sans doute s’en enorgueillissait-il aussi quelque peu. Cela ne changeait rien à l’ordre des choses. Quelqu’un la cherchait-il, il se voyait renvoyé vers lui, elle n’était jamais loin. Il en allait de même lorsqu’on demandait après lui, il ne devait pas s’être absenté bien longtemps puisqu’elle était encore là. Les envieux et les jaloux se moquaient en les traitant de siamois, d’association de malfaiteurs, tentaient de glisser de sournoises suspicions au détour de conversations, jaugeant leurs partiels, comparant leurs mentions. Mais tout glissait sur eux comme la pluie sur les plumes d’un colvert.

Ce que les gens savaient moins, c’est que leur complicité disparaissait avec le jour, hormis quelques coups de téléphone de-ci de-là, pour des questions pratiques. Une fois la studieuse journée terminée, chacun s’en retournait vers sa vie, parfois à l’issue de longues promenades emplies de palabres et de démonstrations spécieuses. En réalité, personne n’eût pu comprendre qu’un jeune homme et une jeune fille fussent capables de passer tant de temps ensemble, à étudier ou à bavarder tout simplement, sans qu’il y eût jamais le moindre geste intime. Alors plutôt que de s’épuiser en vaines dénégations quant à la liaison qu’on leur attribuait régulièrement, ils ne disaient rien, n’infirmaient ni ne confirmaient.

Cela leur donnait une liberté assez confortable en fin de compte, les mettant momentanément à l’abri des constants marivaudages, des psychodrames quotidiens, des surenchères de séduction - principalement féminines en raison de l’infime proportion masculine dans les rangs étudiants. Tous les garçons pouvant bénéficier d’un certain succès étaient, en effet, marqués au fer rouge ou avaient au cou la corde de bras amoureusement noués. Elle seule le savait le dernier à n’avoir aucun lien.

Certains camarades, un peu plus proches, un peu moins guidés par des hormones encore bouillonnantes des émois post-adolescents, savaient que leur relation était plus pragmatique et, en un sens, professionnelle que ne le supposait la vox populi. Ils s’accommodaient de leur singulier binôme non sans chercher parfois à s’immiscer, intrigués par la sérénité apparente qu’ils offraient comme un front lisse de toute ride.

La féminité incontournable, et pourtant mise en sourdine à force de travail, qui régnait en elle lui posait parfois la question de l’avenir de cette drôle de relation, chaque jour plus ancrée dans le platonique. Elle l’avait aidé à choisir des costumes, conseillé sur le port de chaussures élégantes, lui faisant inconsciemment partager les secrets d’éducation dans lesquels elle avait baigné et qui, pour lui, demeuraient étrangers et pourtant si désirés par un besoin de devenir autre. Il l’avait mise en garde contre la relation qu’elle avait entamée avec un de ses amis, extérieur à leur cercle estudiantin, Casanova donc beau parleur mais au charme inouï. Il avait même commis l’indélicatesse d’une ingérence, demandant à l’ami de bien vouloir mettre un terme à ce qui ne se pourrait finir qu’en catastrophe et justifiant son geste auprès d’un tiers d’un « elle sort d’une histoire difficile, je ne le laisserai pas lui faire de mal, ami ou non ». S’il avait su, alors qu’avoir mal était pourtant la dernière chose qui lui importait. Du moins cette histoire bancale avait-elle semblé consolider les barricades qui les tenaient à distance et confortaient leur association amicale.


Ils arrivèrent dans une allée à demi ombragée. Il alla chercher deux fauteuils métalliques et les mit face au banc, s’installa sur ce dernier en allongeant ses jambes en face de lui. Elle savait qu’il lui fallait poser la question directement, il avait éludé trop longtemps et le propos rapporté ne lui donnait qu’un amer début de réponse. Pourquoi diable s’était-il mêlé de sa vie sentimentale alors que leur accord tacite excluait ce sujet-là de leurs rapports ? Comment avait-il pu oser s’interposer, et cela même physiquement à une occasion, alors qu’elle n’eût jamais osé faire de même à son égard ?

Ils bavardaient de la probabilité qu’il y avait de tomber sur une question concernant le roman pastoral au XVIIème siècle, mais son esprit tournait et retournait la question en attendant le moment opportun.

Derrière eux les roues des poussettes faisaient crisser le sable caillouteux, des cris d'enfants ici, des rires d'adultes là ne parvenait même pas à perturber l'apparente sérénité de cette pause volée aux révisions

Agacée de voir les fenêtres se fermer les une après les autres à mesure que l’heure avançait et que leur discussion devenait plus technique, elle prit appui sur le bord du banc et commença à balancer sa chaise sur les pieds arrières, machinalement.

Une remarque sardonique sur le rôle du deus ex machina dans une pièce de Calderon la fit réagir un peu trop brusquement et alors qu’elle avait dans l’idée de se redresser et de le confronter enfin, sans sembler hors de propos, son fauteuil entama une longue chute vers l’arrière.

Temps interminable où l’équilibre précairement conservé grâce à une position encore intermédiaire se rompit avec lenteur. Le ralenti se déroula sans caméra, elle eut le temps de voir ses yeux s’écarquiller, ses bras se tendre vers les bords du fauteuil pour la retenir, mais rien ne pouvait plus empêcher la chute.

Elle se retrouva assise dans son fauteuil, comme si de rien n’était, à l’exception près que son dossier et sa tête étaient désormais en contact avec le sable clair de l’allée. Tâchant de conserver un semblant de dignité, elle bénit le ciel d’avoir mis des jeans ce jour-là, croisa les jambes comme si sa position n’avait rien d’extraordinaire, et voyant tout à coup son regard qui se penchait sur elle avec inquiétude, partit dans un fou-rire douloureux. Leur hilarité fut si violente qu’ils finirent à quatre pattes dans le sable, incapables de se redresser et de reprendre leur souffle.

Les lois de la gravitation avaient remis les choses en place. Leur complicité brillait soudainement d’un nouvel éclat et les questions conjoncturelles et superflues en fin de compte n’avaient, dès lors, plus lieu d’être. Pourquoi, finalement, poser une question qui appartenait plus à la curiosité des autres qu'à la sienne propre et faire vaciller ce qui était jusque-là si évident?

Trois mois plus tard, la jalousie possessive d’une blonde plus tenace que les autres sonna définitivement le glas de leur belle association.

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