Du grand noyer qui seul demeurait de l'époque où l'arrière grand mère faisait remplir des sacs entiers, nous ne nous préoccupions guère que pour essayer de tester la véracité de l'indélibilité du brou de noix ou faire craquer des noix passées sous le talon de nos Kickers, ce qui demande une précision et une force dans le coup qu'il convient d'admirer.
Notre grand-père nous avait fait cadeau d'une balançoire à portique qui permettait aux plus grands de jouer sans avoir à prendre un tour. Le jardin accueillit bientôt un double toboggan que nous finîmes par faire installer au dessus de la piscine gonflable où mon père nous pourchassait pour nous faire couler en provoquant nos rires et hurlements, et en plongeant avec forces éclaboussures, singeant ainsi les attaques d'un orque épaulard (sic). Nous passions dans l'eau les heures auxquelles la rivière nous était interdite.
Parfois nous grimpions sur le pech, non sans déplaisir d'ailleurs la route étant pentue et sinueuse, pour aller faire une promenade au château de Fénelon et profiter du point de vue sur la vallée de la Dordogne. Plus que sur la vallée ligérienne, les vestiges des forteresses et citadelles qui couvent le fleuve du regard se font face comme des tours de sémaphores et l'on imagine sans mal les seigneurs belliqueux des temps anciens se défier du regard par delà les écharpes de brume matinale.
Mais notre plaisir estival préféré demeurait les soirées passées sur la terrasse de Domme, où nos parents nous emmenaient déguster une glace en regardant la nuit tomber sur l'ensemble de la vallée. Mon baptême de l'air hors avions de ligne je le fis sur cet aérodrome et dans le ciel de Domme, profitant de ce que mon oncle, pourtant homme de mer plus que d'air, apprenait alors à piloter. Le ruban scintillant de la rivière en ses méandres, l'alternance des pierres du Quercy, blanches tirant vers le jaune et du Sarladais, couleur de l'or chauffé, les mosaïques des champs de tabac et de maïs, hachées de haies de peupliers, des enclos où les oies et canards peinaient à apparaître en points minuscules, toute la palette ainsi exhibée sur l'écran de l'air pur donnait un attrait inouï au paysage.
Il ne se passait guère d'été sans que nous eussions des invités. Amis de notre âge, les lits d'enfants ne manquaient pas, ou amis de nos parents, cousins éloignés, voisins en courte visite, la maison était rarement vide. Heureusement car nous avions bien du mal à sortir pour rencontrer les gamins de notre âge qui, tandis que nous lambinions, aidaient souvent leurs parents à la ferme.
Je me rappelle toutefois d'un été durant lequel ma grand-mère donna des cours de soutien, notamment en anglais, aux enfants du maire -rouge – dont elle était l'adjointe – bleu horizon. Je m'installais à côté et suivait les leçons, nouant ainsi quelque lien avec ces jeunes que l'on ne croisaient guère le reste du temps. Ils m'invitèrent quelques fois à la ferme et je pus aller caresser les veaux nés depuis peu, monter sur le char traîné par le tracteur, rouler les bottes de foin.
Je ne pus, en revanche, jamais me résoudre à aider Hélène, une voisine dont la fermette se trouvait sur la route de Saint-Julien et était si proche à vélo, à gaver les oies. Ma mère me poussa à faire un reportage sur cette pratique barbare alors que je venais d'entrer au collège, et je n'en gardai pas un bon souvenir, hormis celui de rédaction et de mise en page illustrée avec l'aide maternelle.
Hélène passait régulièrement voir ma grand-mère (qui l'appelait « ma petite Hélène » avec ce ton qui nous insupportait mes cousines et moi, terriblement parisien qui se démarque de la plèbe paysanne) et je guettais le couinement de ses freins et le crissement du gravier au droit du perron. Lorsqu'elle savait les petits-enfants présents, elle nous apportait en effet de grandes boîtes de fer blanc remplies de rouleaux croquants et parfois encore tiède de gaufres périgourdines, une sorte de crêpe croustillante que l'on ait sur le feu dans un moule de fonte décoré et que l'on roule ensuite en forme d'épais cigare aérien. Nous lui sautions au cou et demandions à ma grand-mère de nous laisser repartir avec elle pour aller donner à manger aux lapins.
Parfois, alors que nous étions chez elle, la pluie se mettait à tomber et elle nous ramenait comme des poussins au coin du feu pour boire un lait chaud. Son mari et elle tâchaient de nous montrer comment casser les noix en conservant intacts les cerneaux, à l'aide d'un petit maillet manié d'une main sèche. Nous en écrasâmes plus d'une de nos tentatives malhabiles, je le crains.
Il y avait aussi Simone, une dame adorable grande amie de ma grand-mère qui lui en faisait voir de toutes les couleurs. Elle avait la malchance d'être atteinte de la maladie de Parkinson, ce qui déclenchait des précipitations multiples et des rires contenus de la part de nos pères et mères lorsqu'elle se mettait à vouloir servir le café ou le thé.
Quant aux L..., leur belle maison de pierre blanche, sur la route menant à Sarlat nous paraissait tellement plus belle que la nôtre, dont le crépi gris – typiquement bourgeois et donc inamovible du vivant de ma grand-mère, nous désolait de sa tristesse tant la vue des maisons de maître et autres manoir locaux en belle pierre blanche ou dorée nous semblait un must. Ils accueillaient aussi leurs petits fils en vacances, du même âge que nous, et leurs visites mettait notre troupe (composée de deux chipies seulement mais devenues tout à coup coquettes) en émoi. L'aîné portait le prénom de l'époux d'Elizabeth de Wittelsbach (oui plus connue sous le nom de Sissi) dont nous avions religieusement lu la biographie après avoir dévoré les romans adaptés au cinéma – tout comme dans une sorte de féminisme précoce, je lus la biographie d'Elizabeth I et celle de Mary Stuart, dont les destins autoritaires et tragiques me fascinaient. De quoi animer un peu nos journées de fillettes de 7-9 ans.
Nous avions pris d'assaut les malles et armoires du grenier et découvert mille merveilles dans le fond de boîtes cachées dans une chambre: chemise de nuit de jeune fille à jabot de dentelles froufroutantes, camisoles et cache corsets brodés au point, et surtout une collection incroyable de gants de soirées en chevreau blanc, jaunis par le temps, qu'avaient portés notre grand-mère et sa soeur mais aussi leur mère, comme en témoignait la longueur au dessus du coude d'une certaine paire; longueur réservée aux femmes mariés bien entendu. Je dois encore avoir dans un carton une pochette de soirée entièrement brodée dans le style exotique représentant une sorte de temple égyptien, avec sa glace de poche fixée par un ruban, et une bourse de jeune fille entièrement couverte de baguettes de jais irisé, en piètre état je le crains.
Les jumelles d'opéra en nacre et leur étui qui annonce bel et bien son âge sont encore posées sur mon bureau, je ne m'en suis jamais séparée. Notre grand regret fut d'apprendre que toutes les robes de notre arrière-grand-mère, qui conserva plus ou moins le deuil et drapait sa silhouette majestueuse et très en proue de navire de teintes sombres, avaient toutes été données à la bonne. Je regrette notamment la disparition d'un chapeau à la plume coquine et altière aperçu sur un album de mariage.
La grand mère M... que je ne connus pas mais dont, selon Dad qui pense ainsi me faire enrager, j'ai hérité le caractère égal, si j'ose dire, était une maîtresse femme. Veuve assez jeune, elle éleva ses filles avec la plus grande rigueur tout en dirigeant le personnel de boutique du Printemps où, au vu des récits concernant son autorité domestique, elle devait faire régner la terreur parmi les demoiselles.
Les quelques récits de ses sorties les plus fracassantes me donnèrent assez vite une idée de la chance que j'avais eu d'échapper à son influence directe. Quoi que je me demande maintenant si nous ne nous serions pas follement bien entendues au final. Au vu de certains hérissements paternels, je doute toutefois que ma fréquentation de « saltimbanques » eût trouvé son agrément.
Femme pragmatique, elle refusa d'envisager que l'aînée de ses filles pût prendre le voile. Marie-Louise, dite Tatoune par ses neveux, était une jeune femme douce et discrète mais au caractère et à la foi bien trempés. J'eus le loisir de parcourir ses carnets, y découvris qu'elle assistait à la messe tous les matins à l'aube, et que son regard sur le monde qui l'entourait et n'allait pas tarder à vivre l'horreur de la deuxième guerre et de l'Occupation était sage et passionnant. Elle reporta donc sa soif de spiritualité et de partage sur l'animation de groupes de Guides, en compagnie de ma grand-mère qui ne se lassa jamais de nous narrer combien les jamborees de son époque était incroyables, ce qui nous paraissait improbable au vu de notre propre expérience plutôt tiède du scoutisme.
Elle était enseignante, institutrice, et même lors de l'Occupation ne renonça jamais à enfourcher son vélo pour rejoindre ses ouailles. Tandis que ses mère et soeur rejoignait la zone libre et le confort matériel des campagnes du Périgord, elle décida de rester à Paris. Ses carnets racontent d'ailleurs ce jour déchirant où les troupes allemandes traversèrent Paris en conquérants, à l'encre noire il est écrit « ils sont là » souligné deux fois. Inconsciente, sans doute, de la valeur de témoignage historique, au sens de petite comme de grande Histoire, elle se rendit sur place avec une de ses amies pour constater de ses yeux la véracité d'un Paris asservi.
Femme de lettres et passionnée de langues au vu des dictionnaires nombreux à son nom dont je fus l'heureuse héritière, elle a laissé une trace impérissable chez ses neveux qui en parlent toujours avec une infinie tendresse, tendresse qu'elle leur rendait au centuple. Papa use de cette formule assez rude, et contestée par ses frères qui ne souhaitent pas faire de procès aux disparus « Maman c'était le Devoir, Tatoune c'était le Plaisir ».
Je garde précieusement, et mon père feint de ne pas le savoir, un exemplaire de « L' Homme révolté » qu'Albert Camus, dont le fils usait les mêmes bancs à Louis le Grand que Dad, lui dédicaça. Elle mourut des suites d'un accident de vélo qui lui perça un rein, je crois, et refusa que ma grand-mère lui fît don d'un des siens. Sa présence demeure toutefois vivace dans les conversations de ceux qui la connurent, ses neveux, des amies qui vinrent assister aux obsèques de ma grand-mère et de mon autre grand-tante. Je pense que nous eussions toutes et tous beaucoup appris à son contact.
La maison de Sainte-Mondane appartient désormais au cadet de Papa. Nous y sommes invités permanents et je suis celle à avoir franchi le pas. Les liens profonds qui me lient à mon oncle et à ma tante, toujours présents dans les moments difficiles et généreux en affection à un point inimaginable y sont sans doute pour beaucoup.
Ainsi j'ai suivi la progression des travaux que D... a entrepris pour rendre la maison plus habitable, à coup de téléphones hebdomadaires sur les tâches entreprises et de photos numériques du chantier.
Une année, je descendis passer Noël, un de mes meilleurs depuis longtemps, avec eux. Il n'y avait pas encore de neige, mais la chaleur de la cuisinière à bois remise en service, la lumière particulière de ces journées d'hiver sur les pierres enfin démasquées, la préparation fébrile et amusée des truffes et des orangettes, selon des recettes prises dans des revues enfantines par S..., nous remplirent de joie simple et profonde.
Au retour d'une messe de minuit dont nos mollets se souviennent encore - contrairement à ma tante, prudente s'il en est, nous avions déjà revêtu nos tenues de soirée pour aller à l'office sans penser que l'église serait glaciale et bondée et que nous demeurerions debout dans le fond de l'allée centrale, juste devant la porte qui ne cessait de s'ouvrir pour accueillir toujours plus de fidèles – nous retrouvâmes émerveillé la maison dont les fenêtres restées allumées dispensaient une lumière orangée synonyme de chaleur bienveillante. La dinde restée dans le four à bois avait conservé des saveurs d'antan et nous finîmes la veillée en chantant à tue-tête et en hurlant de rire devant la concentration de D... au moment de prendre la tonalité de basse sur une chanson à quatre voix.
Oui, cette maison c'était aussi cela, des poèmes récités bon gré mal gré dans le micro du magnétophone de notre grand-mère, pour qu'elle gardât une trace vivace de nous. Tous petits ou grands nous y pliâmes « J'ai vu fleurir le pêcher rose, le vieux pêcher rose et chenu, il rit sous le ciel ingénu, il rit de sa métamorphose, j'ai vu fleurir le pêcher rose », je m'en souviens donc encore parfaitement.
Ce fut aussi le message adressés à notre oncle absent, après que nous eussions appris qu'il était responsable de la disparition du piano familial qu'il vendît à l'âge de 17 ans pour s'acheter un solex – ce qu'il nie farouchement - et dans lequel au milieu d'un réquisitoire à deux voix, S... et moi entonnâmes « le blues du businessman » pour lui démontrer de quelle façon il avait ainsi tué nos carrières dans l'oeuf.
Ce furent aussi « Amazing Grace » et « las estrellas » entonnés en trio a capella au pied du lit de notre grand-mère en larmes, deux mois avant sa mort, lors d'une semaine que nous lui avions consacrée avec les filles, en l'honneur de mon permis encore neuf sur longue distance. Quitte à choquer le vulgum pecus, nous demandâmes à reprendre ces chants lors de ses obsèques, qui marquaient la fin d'une époque. Cette fois-ci, je montai au cimetière avec l'ensemble de la famille et entendit pour la première fois le son mat et déchirant de la terre qui tombe sur le cercueil.
Désormais, mes deux grands-parents reposent ici, sous les fleurs que B... a voulu planter et entretenir en souvenir de l'affection que notre grand-mère avait pour son jardin et ses buis, en souvenir aussi de cette photo qui montre notre grand-père dans l'allée du parc, un de ses chiens à ses pieds.
La maison se charge désormais des cris et des rires de tous ceux qui y passent et jouissent de l'hospitalité illimitée de D... et D... Cet été nous fêtions les 33 ans de S... et quelle belle fête ce fut. Nous nous bousculions autour du Maître -le compagnon de S..., excellent cuisinier en plus d'être un photographe fort doué – près du piano, nous rivalisions d'imagination pour créer les menus de nos repas ne comptant jamais moins de dix personnes, nous faisions traîner nos petits déjeuners à la terrasse du pavillon entre cafetières toujours remplies et cigarettes consumées au dessus des journaux, nous avions de nouveau 4 ans et faisions des rodéos à dos de matelas gonflables dans la piscine, nous paressions le soir sur les fauteuils du salon d'été ingénieusement installé par ma tante. Le parc avait repris ses droits, notamment celui au bonheur simple.
samedi 24 janvier 2009
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