mardi 9 mars 2010

Felix cum libro


Il est toujours plus difficile de parler ce que l'on aime passionnément que de la pluie et de l'air du temps. Cela revient au même niveau de difficulté que de parler de soi sans entraves, sans fausse pudeur. Nous plongeons dès lors dans la sphère de l'intime, de ce que l'on ne partage qu'avec des élus, au demeurant peu nombreux.

Ce que l'on aime passionnément nous construit jour après jour, nous rend plus durs au mal, plus résistants à la douleur du quotidien, et c'est pour cette raison qu'il est difficile d'en parler, même si, au fond, il relève de domaines d'une certaine banalité.

Ainsi, il m'est difficile, pas impossible mais un degré en dessous, de parler de livres.



Je vis, respire, survis, reprends mon souffle par et pour le Livre; au point que l'on me demande souvent pourquoi je ne suis pas devenue libraire (motif: pas le sens du commerce et une haine farouche de tout ce qui ressemble à de la gestion).

Je ne conçois de vivre qu'entourée de livres, ressens un pincement au coeur et une bouffée d'angoisse lorsqu'on me suggère de libérer de l'espace dans mes bibliothèques en vendant ou donnant des ouvrages déjà lus ou mal-aimés. J'ai déjà l'âme qui saigne de tous ces livres prêtés qui n'ont jamais retrouvé leur rayonnage, suis capable d'acheter certains livres aimés en plusieurs langues juste pour en mieux savourer la subtilité originale, suis-je victime d'une forme de névrose?

Mon amour du paperback - dont le charme premier est de tenir dans un sac à main - me fait mépriser des bibliophiles... Ma foi, je leur laisse les reliures pleine peau, qu'ils me laissent la ronde des mots, la musique des propositions qui s'enchevêtrent parfois pour plus de musicalité, la rondeur en bouche d'un qualificatif bien senti, l'éclat résonnant d'un verbe claironnant enfoui dans la tiédeur d'une phrase mensongèrement creuse.

Je ne tiens pas d'inventaire, et de ce fait, je rachète souvent un livre pour peu que sa réédition trompe ma mémoire photographique, je corne mes pages en malpropre, mais je n'ai jamais su quoi faire des marque-pages. Je laisse des piles d'ouvrages ouverts à l'envers ça et là, au bord de ma baignoire, à la tête de mon lit, au pied de mon sofa, dans l'armoire à détergents, posés le temps d'une respiration, repris sans perte de souffle, sans que l'émotion initiale qui m'a étreinte s'en trouve ternie. Insupportables pour beaucoup, mes manies de bibliophage sont incorrigibles, le poids de mes sacs de voyage, partant vides mais revenant toujours chargés de pages achetés en chemin, fait soupirer ceux qui se chargent de m'en délester.

Chaque voyage est l'occasion d'une ou de plusieurs rencontres, souvent développées à l'ombre d'une terrasse, dans un moment de quiétude volé aux visites obligatoires. A Venise, ce fut Henri de Régnier, ses contes, lus à l'ombre d'un campanile qui a succédé à celui qu'il a connu lorsqu'il passait ses soirées au Florian sous le portrait d'un mandarin. A Londres, ce fut Wilde, the importance of being Earnest, légèreté et brillance, vivacité des dialogues et charme indélébile des personnages.J'aurais aimé lire Capote à New york mais je l'ai découvert plus tard. A Séville, ce furent Villalon et ses toros aux yeux verts, à Nîmes Baroncelli et ses bious aux yeux bleus, frères en poésie mythique, Géryon et Mithra qui se retrouvent sous la plume du Montherlant des Bestiaires. A Lucca, Dante et sa Divina Commedia, comprise en partie seulement, on ne maîtrise pas une langue en quelques jours.

Mes voyages rêvés ou à venir ne vont jamais sans pages feuilletées. Dosto à Saint Petersburg, Kazantzakis à Héraklion ou dans un village montagneux écrasé par le soleil qui fait étinceler les murs chaulés; je voudrais relire Proust à Cabourg ou en me promenant dans la campagne normande - y trouver mon Combray, mon côté de Guermantes - à l'affût de ces sensations éphémères et puissantes qui éveillent et émerveillent les sens; Peut-être arriverai-je à dépasser la dixième page de l'Ulysse de Joyce si j'ai sous les yeux le vert pituit de la mer sur les côtes irlandaises?

Aujourd'hui, des voix s'élèvent pour mettre au ban les livres, les taxer d'élitisme freinant la marche en avant de la discrimination positive, considèrent que la culture doit désormais être abordable ou ne plus être.

Dans les écoles, on a commencé à remplacer Verlaine par les textes de slameurs - qui écrivent tout à fait correctement soit, mais dans cinq ans qui se souviendra d'eux - ou de rappers, par des articles de presse souvent dénué de tout respect de la syntaxe, sans parler d'une pauvreté lexicale affligeante.

Se mettre à niveau, dit-on, est la condition sine qua non pour l'épanouissement de tous.

Tourner le dos à une culture qui a mis des siècles à se construire et dont les plus beaux fleurons demeurent aujourdhui intacts contribue-t-il réellement à l'épanouissement du plus grand nombre, ou à la perte d'une identité que l'on cherche maintenant à nationaliser à force d'effets d'annonce creux?

Serons-nous meilleurs que nos ancêtres lorsque nous ne serons plus capable de comprendre des allusions telle que "arrête de faire ton Harpagon", "les gens d'aujourd'hui sont de vrais moutons de Panurge", "il a un appétit pantagruélique", "elle joue les Salomé", et j'en passe?

Un livre blesse-t-il l'âme?

Un livre prive-t-il de l'usage d'un membre?

Un livre doit-il être vu comme un instrument de torture?


Sans livres, serais je encore en vie, avec cette envie, cette faim de dévorer toujours plus de pages pour ne pas avoir à constater la médiocrité ambiante qui avance sans jamais trébucher?

Si nous ne lisons plus, de quoi rêverons-nous donc?

Si nous n'encourageons plus les générations en devenir à découvrir les chemins de l'évasion qui se cachent entre les pages d'un livre, quel avenir leur laisserons nous en héritage?


In principium erat Verbo...

Et à la Fin, que nous restera-t-il?

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