dimanche 7 mars 2010

Le langage est la peinture de nos idées

Le titre a été emprunté à Rivarol

En visitant certaines expositions qui me tiennent à coeur, j'ai des questions absurdes et cependant essentielles qui me viennent. Au-delà d'une certaine éducation à l'art sous toutes ses formes plastiques, qu'est-ce qui nous conduit, à mesure que nous avançons en âge, à nous construire un goût pour tel ou tel mouvement pictural ?

Pourquoi suis-je plus émue par la Dorfkirche de Riegsee par Vassily Kandisky que par ses abstractions ultimes (à l'exception de ses rouges, dont on trouve parfois seulement une touche, si particuliers qui m'attirent comme un aimant) ? Pourquoi ai-je une réaction de tiraillement positif de la rétine lorsque je vois un autoportrait d'une simplicité épurée d'Otto Dix tandis que ses compositions plus complexes me laissent de marbre voire m'irritent ? De quel droit puis-je placer un portrait de femme par Van Dongen au-dessus d'un Jawlensky dans mon Panthéon personnel?

Alors que je rumine ces questions en parcourant les couloirs où sont exposées ces toiles, je remonte le fil de ma chronologie gustative en art et je cherche le parallèle entre les peintures noires de Goya et l'éclat chromatique de Vlaminck, je ne comprends pas ce qui me fait passer deux heures devant les fileuses de Velasquez et ce qui me retiendra tout autant devant une aquarelle vénitienne immatérielle de J.M.W. Turner. Je frôle une forme de schizophrénie rétinienne à balancer entre une nature morte de Chardin et les subtils équilibres de noirs - car il arrive que le noir soit multiple - de Soulages.

Je considère comme une chance d'avoir grandi dans un univers où la peinture, en premier lieu, et l'art, d'une façon plus générale, occupaient une part importante. Aussi loin que remonte mes souvenirs j'ai ouvert les yeux sur des murs chargés de cadres et de toiles, sur des mains tenant des crayons et pinceaux, des senteurs de térébenthine et des charrettes de projets occupant une table à dessin dominicale. Notre accès aux feutres professionnels aux couleurs introuvables dans les boîtes classiques du commerce et à des kilomètres de papier à barbouiller étaient un bon moyen de nous occuper calmement, avant que ne fût possible la rencontre avec la page imprimée d'un livre dévoré en toute autonomie. Au commencement était le Trait...

De mes premiers livres d'images à proprement parler je retiens plus particulièrement ceux que l'on me laissait feuilleter avec précaution, un grand format pas très épais sur les grandes réalisations de Michel Ange dont la Pièta ornait la couverture et un essai, moins illustré mais dont les reproductions me fascinaient parce qu'elles n'étaient pas imprimées pleine page mais collées uniquement sur leur partie supérieure, sur Fra Angelico.

Où que l'on levât les yeux, il y avait un tableau à regarder. Certaines études que Mum avait réalisées quand elle étudiait à Duperret, des lithographies et gouaches de notre voisin du 15e -sculpteur monumental condamné à la peinture en raison de l'étroitesse de son atelier et dont la gentillesse égalée par celle de son épouse a marqué les heures passées chez eux pour dépanner ma mère au débotté - la composition flamboyante et longtemps incompréhensible à mon oeil de notre autre voisin dont le combat de coqs me paraissait d'autant plus mystérieux que j'y distinguais et y distingue encore la tête d'une chèvre qui n'a rien à faire là, des gravures et oeuvres du père d'une de mes tantes, peintre que j'oserai qualifier - à tort peut-être mais je ne suis guère experte - d'expressionniste aujourd'hui disparu et dont les personnages d'ogresses ou de notables, de majas et de toreros n'allaient pas sans doute sans influencer mon goût en formation pour ce mouvement et ces jeux de matières et de couleurs.

Les dimanches chez Mamy et Papy, j'apercevais ce dernier du coin de l'oeil, penché sur la table à dessin qui occupait la moitié de sa chambre, la plupart du temps sur un projet de la Mobil Oil ou d'autres clients comme Air Grèce - certains souvenirs visuels sont plus prégnants que d'autres - dont son agence avait su s'assurer l'indéfectible loyauté. Après avoir suffisamment pris de temps à Mamy entre câlins réclamés comme un dû, chaouichillages (patouillages et autres dînettes à coup de nouilles sèches, riz, herbes aromatiques et eau) et lectures d'histoires enfantines -le poudoncanoie reste aujourd'hui mon livre culte - j'obtenais sans trop de difficulté feuilles et feutres et tentais, en restant le plus silencieuse possible à grand mal, d'imiter Papy.

Les oeuvres que nous, petits-enfants ébahis par l'étendue des feutres et crayons mis à notre disposition, produisons lors de ces moments enchantés, trouvaient leur place sur le mur de la chambre d'ami qui en fut vite recouvert aux deux tiers. Mamy me disait encore récemment que ce qui l'avait surprise dans mes portraits pourtant maladroits c'était cette manie que j'avais de toujours représenter les cinq doigts des mains de mes personnage, fût-ce sous forme de griffes à défaut de savoir faire plus précisément. J'ai observé cela dernièrement en feuilletant un dossier de dessins de maternelle conservé par Mum qui venait de faire du tri dans ses placards, et qui a tordu le nez en voyant les deux rides frontales dont je l'avais affublée en 1977 (elle avait tout juste 28 ans) et que je porte aujourd'hui moi-même (mais j'en ai quasiment 10 de plus).

C'est donc en portant au coeur le souvenir de ces dimanches parfaits, de cette enfance colorée où tout était possible, de ces heures passées à tenter de reproduire le trait d'un visage botticellien, de ces moments passionnants durant lesquels le professeur Esteban - un homme excpetionnel et un maître irremplaçable de bienveillance et d'intelligence étincelante - nous ouvrait le coffre aux secrets des natures mortes et vanités de Velasquez, Zurbaran et Valdes Leal, de ces journées de décembre au musée lorsque Papy et Mamy revenaient en visite à Paris - la dernière fois ce fut pour De Staël à Beaubourg - que je parcours les allées de ces expositions où je retrouve mes peintres familiers ou ceux qui le deviendront une fois que j'aurai retrouvé le vacarme de la rue. Ce sont ces instants qui ont dessillé mes yeux, cet amour du beau et cette curiosité pour le travail de la main et de l'âme qui ont ouvert à mon coeur et à mon esprit les portes d'une galerie d'art improbable et impossible, une forme de musée idéal où les genres se mêlent et se différencient pour mieux se retrouver dans une même expression de choc esthétique, d'adhésion parfois conditionnée mais fondamentalement inconditionnelle. Peintres fameux, sculpteurs célèbres, mais aussi anonymes ou familiers, ils ont tous une place qui leur est réservée, une place qui les attend, pour peu qu'ils sachent me toucher. C'est sans doute pour cela que je ne comprendrai jamais les rouages du marché de l'Art tel qu'il existe depuis longtemps et perdure. Lorsqu'on aime, peut-on vraiment compter?

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