dimanche 26 octobre 2008

Blanc



Se voir comme une toile blanche, un écran, une scène vide, une page immaculée. Une trame sur laquelle chacun jettera, projettera, tracera ses déceptions, ses amertumes, ses rancoeurs. Pourquoi? Peut-être parce qu'à force de se mettre au second plan pour laisser exister l'autre on en arrive à faire oublier que l'on a des envies propres, des principes solides, des blessures ouvertes sur lesquelles tous, en un bel ensemble, versent le sel et l'huile bouillante, sans même s'en rendre compte. Etre l'oreille qui peut tout entendre, l'épaule qui peut tout supporter, la main qui se tend sans reculer jamais est sans doute une forme d'orgueil, une façon de se placer hors des champs d'action, de garder une distance, un recul apparent. Les apparences sont trompeuses, souvent, presque toujours.

A force d'habituer le monde à cela, on donne l'impression d'une immunité permanente, alors qu'on creuse sa propre fosse. Pourquoi surveiller ce que l'on dit? Pourquoi faire preuve de tact? Tout propos ne sera-t-il pas accueilli avec une humeur égale, un geste indulgent, un éclat de rire même? Qu'importe si, au fond de soi, on se sent minuscule, réduit à néant, incapable de tenir la distance, d'entrer en concurrence? Qu'importe si la barre déjà si haute est rehaussée en permanence? Après tout, ne suffit-il pas d'être là?

Pas de faiblesse dans l'exercice de la toile blanche, pas de mine creusée, pas d'yeux battus, pas de larme qui affleure, pas d'indignation ou de mouvement d'humeur. Aucun d'entre eux ne sera compris. Y a-t-il des vagues sur une flaque d'eau bien lisse? Toute manifestation naturelle d'un état d'âme personnel devient préjudice contre soi-même, une forme de laisser-aller impardonnable, un déplaisir.

Alors on supporte tout en relevant le menton, en faisant mine de rien. On écoute en souriant les jugements péremptoires sur le physique pourtant proche de la perfection d'une telle, ou de telle autre, la liste des défauts infimes qui nous semblent presque des qualités tant on se sent bien en-deça, avec un invisible pincement au coeur en se disant que si l'on était l'objet de remarques de ce genre, elles nous enverraient droit dans les bas-fonds vaseux de la Seine. On écoute encore, impavide, la liste des qualités inimitables de celle-ci, des attentions uniques de celles-là, dont la perfection nous est jetée à la figure comme autant de critiques voilées de notre humanité simple. Mais il faut garder une attitude sereine, cela n'est pas fait pour nous faire souffrir, non, ce n'est rien de plus qu'un partage. Imaginer que ces femmes parfaites reçoivent l'hommage-lige d'une caresse ou d'un baiser lorsque nous en sommes réduites à mendier trois mots ou un peu d'attention ne doit pas nous troubler non. La toile s'anime, prend des couleurs, étouffe sous le flot chromatique et la richesse des pigments, mais on se doit de rester sereine, on peut tout entendre, oui, on est tellement au-dessus de tout cela.

Alors quand un coup de couteau trop chargé en matière griffe un peu la trame et arrache quelques fils, quand la glu de tourments blottie derrière les croisillons blancs et réguliers se laisse entrevoir, quand le châssis grince d'être tant chargé, on en peut que décevoir, on ne peut que baisser dans l'estime du peintre, perdre des points dit-on de nos jours où tout se décompte.

Pour autant, on serrera les dents en devenant le médium choisi pour régler des comptes passés, on deviendra le mannequin que l'on revêt des oripeaux de déceptions passées. Qu'importe que l'on ne soit coupable de rien, on est le premier rôle de tragédies cent fois rejouées, juste pour que le metteur en scène parvienne à comprendre ce qui put pécher dans le passé. Une fois que ce rôle de doublure aura fini la saison et eu son utilité, on retombera dans l'oubli, dans l'anonymat, on ne sera rien de plus qu'un meuble relégué dans un coin, au mieux un joli souvenir un peu flou.

Impossible de se prêter au jeu d'autres artistes d'ailleurs. Comme une muse, comme une palette, on ne peut être l'objet que d'un seul maître, et tout contact extérieur est vu comme une trahison passible de la peine capitale, l'exil. Ce qui vaut pour le présent et pour le futur vaut aussi pour le passé et si l'on n'a pas de taches indélébiles, des yeux mal ouverts se chargeront d'en trouver tout de même, nous traitant comme un palimpseste mal raclé, tout en feignant de trouver cela normal. Les protestations sont inutiles, les chiens galeux hurleront de concert pour lancer l'hallali et accélérer la curée, juste pour le plaisir gratuit du spectacle de la bête déchirée à coup de dents et d'accusations mensongères.

Alors la toile finira éventrée, deviendra inutilisable, et tout le dessin subtil et complexe de sa trame reposera dans un coin poussiéreux, indigne du moindre regard.

Mais ce n'est pas grave, après tout, quelle importance a une toile blanche ; regarde-t-on une scène vide ; s'intéresse-t-on à un écran inanimé ; a-t-on un seul regret pour une page blanche froissée et jetée à la corbeille?

Ultime regret, dernière question : pourquoi ?

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