mercredi 29 octobre 2008

Ligne 38 (2ème partie)


Les matinées suivantes, elle croisa systématiquement et longuement les yeux brûlants au 2ème étage de la façade blanche. Elle vit de nouveau la grève blanchie d'écume, les larmes d'une femme apprenant qu'il se mariait ailleurs, mieux sans doute. Elle entendit les sirènes qui précipitaient les familles dans les abris, l'homme qui rejoignait son commandement en enfilant à la hâte sa vareuse. Elle entendit les essieux du train l'emportant vers le stalag, serré contre les autres soldats amers et résignés, le gémissement des blessés déchirant la nuit comme le cri des engoulevents. Elle vécut des anniversaires enfantins où robes à smocks et bloomers brodés au petit point tourbillonnaient dans un salon Directoire, mollets duveteux battant le rythme d'une ronde endiablée. Elle ressentit l'émoi de cette femme dont il faisait glisser le bas soyeux en caressant du bout de ses doigts les creux extérieurs du genou, perçut le glissement brûlant de sa main froissant l'étoffe inutile d'un chemisier sur l'épaule. Elle ressentit son infinie tristesse dans la raideur figée du corps au garde à vous au bord de la fosse où glisse le cercueil d'un ancien camarade, la lassitude heureuses des dimanches qui se terminent dans le souvenir encore bruyant de la visite des petits enfants. Elle vit, cachée derrière les carreaux byzantins de l'antichambre, l'ombre de la Faucheuse se rapprochant chaque jour pour mieux se refuser coquettement à ces mains qu'il ne pouvait plus tendre.

Ella aurait pu, elle aurait dû même, chercher à en savoir plus. Retrouver l'histoire de cet homme dont la vie l'accompagnait désormais en permanence. Un vieil air d'avant-guerre passait -il à proximité de ses oreilles qu'elle se plaisait à se demander combien de fois il avait pu virevolter au bras de dames élégants et baignées d'Heure Bleue. Avait-il croisé sa grand-mère dans les allées du Luxembourg ou sur la Place Saint Sulpice où Dad avait fait sa communion solennelle? Avait-il partagé une cigarette avec son grand-père devant Sainte-Clo, tous deux cintrés dans ces manteaux aux innombrables boutons, l'oeil vif sous l'ombre du feutre regardant passer les jolies Parisiennes qui promenaient leurs chapeaux?

Un vendredi matin, alors que les coffres de voitures se chargeaient pour le week-end pascal sur le boulevard, le regard figé dans le masque minéral se fit plus impérieux que jamais, pour mieux délivrer une muette supplique "Viens!". Elle ne parvint pas à se concentrer ce jour-là sur les innombrables dossiers qui l'attendaient. Elle demanda à prendre son mardi matin, motifs exceptionnels oui, ne pouvant repousser l'échéance plus avant. Les trois jours en famille, la sempiternelle épaule d'agneau dorée et la chasse aux oeufs des touts-petits lui semblèrent interminables. Son impatience croissante sur le chemin du retour lui valut un lever de sourcil interrogateur, sans plus.

Elle prit soin de se préparer soigneusement ce matin-là, comme pour une galante rencontre. Elle regarda une dernière fois dans le miroir ses cheveux disciplinés par un sage catogan, ses yeux ombrés avec discrétion, le tomber de sa jupe crayon, très après-guerre, et la ligne de sa cheville élancée par de fins escarpins. Elle si peu soucieuse de plaire d'ordinaire ressentait cette fois le besoin d'être irréprochable, comme un hommage à l'histoire singulière qui lui avait été confiée.

Elle descendit du 38 peu après la rue du Val de Grâce, choisissant de parcourir à pied les mètres la séparant de l'immeuble. Son coeur battait à tout rompre. Ce qu'elle faisait relevait de la démence.

Arrivée en bas de l'immeuble à la façade blanche, elle trouva la porte grande ouverte. Une rapide inspection des boîtes aux lettres lui donna enfin le nom de l'inconnu. Quelques grincements de poulie et claquement de portières de métal plus tard, elle hésita sur le pas de la porte quelques instants. Au moment où elle tendait la main vers le heurtoir, le battant s'entrouvrit pour laisser le passage à un couple de quadragénaires qui murmurèrent une salutation et la laissèrent seule face à une dame plus très jeune, sévèrement vêtue, qui l'interrogeait du regard. "Monsieur R..." commença-t-elle à murmurer en questionnant le cerbère. Les traits de la femme s'adoucirent et elle lui répondit en lui prenant le coude "Oh, bien sûr, je pensais que vous ne viendriez plus, suivez-moi chère petite, il est dans le petit salon." Profitant de la méprise, il serait bien temps de s'en expliquer plus tard, elle suivit la femme dans le long couloir sombre où l'on voyait chapeaux, tableaux, bibelots, oh tiens ne dirait-on pas un petit Watteau... Elle entra dans le petit salon dont la femme lui avait ouvert la porte , se tourna pour la remercier. Lorsque son regard parcourut le petit salon, elle crut défaillir.

L'homme était bien là, vêtu d'un complet anthracite, les mains jointes sur le ventre, le menton levé de façon altière. Il reposait sur un catafalque entouré de cierges odorants, face à une rangée de sièges, et ses yeux incandescents étaient fermés pour toujours. Elle s'approcha lentement de la dépouille, avec appréhension et crainte, encore effrayée par le spectacle de la mort, fût-elle paisible, en dépit des expériences vécues par la logique des choses les années passées. Elle retira un gant et effleura du doigt sans oser le toucher le profil de l'inconnu. Prise d'une audace aussi démente que sa simple venue, elle se pencha sur le visage cireux et plus immobile qu'il ne le fut jamais et déposa le souffle d'un baiser sur chacune des paupières où ne brûleraient plus désormais de vie, d'espoir, de rage, de regrets, d'attente. Elle repartit vers la porte du petit salon et, se retournant une dernière fois en croyant voir une ombre, finit par souffler, Dieu sait pour quelle raison :"Vous voyez, je suis venue".

Derrière une méridienne, drapée dans ses voiles, la Camarde lâcha dans un ricanement "Oui, chérie, mais trop tard".


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