Il ne s'agissait de rien d'autre que de l'une de ces soirées musicales organisées autour d'un cocktail par une quelconque délégation étrangère, avec l'appui d'un élu en général (quoique je comprisse mal le lien ici entre la gougère et les tamales, si ce n'est la thématique des disparues.).
Les organisateurs de l'évènement s'agitaient d'un bout à l'autre de la pièce, et quelle pièce... Il avait été décidé pour l'occasion d'utiliser le restaurant du dernier étage, avec ses baies vitrées à la vue imprenable sur un Paris qui, enfin, se décidait à prendre des lueurs printanières, sa terrasse en loggia parsemée de cendriers de porcelaine blanche depuis laquelle on avait une vue imprenable sur le dôme étincelant de Saint-Louis des Invalides.
Comme toujours dans ces ambiances latines, les exclamations de joie de se revoir fusaient et l'on reconnaissait deci-delà l'accent un brin plus languide de Bogota ou celui plus torrentueux des villes proches de la frontière vénézuelienne. Certaines femmes portaient fièrement sous des casques de cheveux au noir aile de corbeau des yeux aux fentes asiatiques et des profils de bijoux muiscas. D'autres portaient la trace d'une population mêlée de sang importé des terres d'Afrique à l'époque où l'on échangeait des esclaves aussi naturellement que des salutations. Mais ne vous avisez pas de dire à l'une de ces personnes que vous croisez ici avec un sourire, un hochement de tête, un "pardon" lorsque le passage s'étrécit, que son patrimoine humain contient du sang africain. Vous ne seriez pas pardonné, en dépit de l'évidence, en dépit du fait que nous sommes tous forcément issus d'un vaste brassage, en dépit du fait que le contraire nous ferait ressembler à des rangées de Playmobil sans expression singulière.
Après une brève salutation à l'hôte de la réception en forme de remerciement à son Excellence pour vous avoir invité, vous parcouriez la salle du regard, en jaugiez les distances, il faut réfléchir vite, en effet.
Le buffet réservé aux boissons s'étalait sur la longueur des baies vitrées, endroit à éviter donc car, dès le signal des festivités données, après les paroles de bienvenue d'usage, il deviendrait la cible de hordes assoiffées. Les tables destinées aux plateaux d'amuse-gueules, que l'on avait promis typiquement colombiens mais qui - dans l'esprit d'un échange culturel franco-étranger comprenaient aussi une zone baguette/fromage/vin au verre, étaient stratégiquement réparties en deux lieux qu'il conviendrait d'éviter aussi si l'on ne voulait finir étouffé ou piétiné.
Un espace bien vide semblait signaler l'endroit où les musiciens prendraient place, et les voici d'ailleurs qui arrivaient avec leurs étuis sous le bras, chemises tropicales aux teintes violentes, sombrero de paille typique - non rien à voir avec les soucoupes quasi-volantes des mariachis, de vrais chapeaux portables en toute situation contre les attaques d'un soleil puissant - vissé sur le crâne, et beaux profils de médaille.
Les convives se pressaient de plus en plus nombreux, les effusions gagnaient en puissance, c'eétait l'occasion de se revoir, de se retrouver, de combler la distance dans une communauté qui pour être discrète n'en est pas moins importante et active.
Ici, un homme un peu serré dans son Dormeuil se donnait des airs d'importance et distribuait des claques à provoquer un décollement de la plèvre à qui passait à sa portée et le saluait.
Là, une élégante liane au tailleur pantalon noir faisait discrètement mine de lisser son débardeur de soie trop court pour correspondre tout à fait aux lignes qui animaient le coin de ses yeux, dans les usages qui ont cours dans une certaine société du moins, et serrait sous son aisselle le sac baguette dont aucune élégante ne saurait se passer de nos jours.
Je restai un instant à la regarder en me demandant comment diable elle pouvait y loger tous ces objets inutiles mais indispensables, toutes ces parcelles qui lestent le sac des femmes comme autant de trésors accumulés "à toutes fins utiles", et jettai un regard amusé sur le sac trop plein qui reposait sur ma hanche mais qui, à ma décharge, portait en lui les contraintes d'une journée de travail interrompue pour la fête.
Comment eussé-je pu faire entrer dans un de ces sacs lilliputiens mon téléphone (indispensable pour passer des appels au soleil qui dore les tours de Notre-Dame), mon PDA (qui contient non seulement mon agenda mais aussi certains fichiers de travail en pocket word ou excel et dont seul le GPS est superflu), mes deux clés USB (la professionnelle et celle que je dois remplir de documents pour le prochain projet multimédia maternel), mon lecteur mp3 (le petit format, le modèle à disque dur étant, par chance, déchargé), un chapeau de tweed roulé en boule qui remplacerait avantageusement un parapluie si le temps venait à tourner et me laisserait les mains libres, un tournevis (tiens, pourquoi donc? Un oubli sans doute), une Histoire de l'Angleterre (pour les trajets ou les désormais rares moments de lecture au soleil de mid, un moleskine grand format (pour ne pas avoir à gribouiller des pattes de mouche), quatre stylos (dont deux plumes encre noire et bleue), trois rouges à lèvres Kiss-Kiss (quintessence du "à toutes fins utiles", un dans chaque tonalité vestimentaire possible, de rose poudré à rouge en passant par brun), une réserve solide de nicotine et de briquets pluriels en cas de panne et d'autres objets typiquement féminins se déclinant du mouchoir au pinceau à fard pour les yeux... Une malle-cabine, peut être, eût été plus indiquée.
L'élégante dame aux besoins apparemment moins imposants en terme de logistique surprit mon regard qui s'était évadé dans sa réflexion et qu'animait la lueur d'un amusement certain mais aussi d'un désespoir profond à l'idée de ne jamais atteindre l'étape de la sophistication qui consiste à voyager léger. Nous échangeâmes un sourire, un hochement de tête et reprîmes notre trek respectif au milieu de la foule qui désormais emplissait l'espace.
Les discours prirent du temps, l'excellence ayant trouvé opportun de faire une rapide présentation de la tradition musicale de son pays. Il fut imperturbable malgré le brouhaha dont le niveau n'avait que faiblement chuté après sa prise de parole. Il s'exprimait, bien évidemment, en espagnol, et il était amusant de voir l'air concentré du sénateur français qui l'accompagnait et qui ne devait pas saisir le quart - si tant est qu'il en eût saisi le début - de son propos. Lorsque l'élu prit la parole, il s'exprima comme si nous étions dans sa bonne ville - méconnue injustement probablement si ce n'est grâce aux faits divers et autres chroniques judiciaires des années passées - et l'on ne pouvait que sourire à cela, puisqu'un simple coup d'oeil sur la droite permettait de voir le Sacré-Coeur qui faisait resplendir ses pierres blanches, fièrement dressé sur la colline de Montmartre...
Mais l'heure n'était plus à la célébration des escaliers de la Butte car voici les musiciens qui prenaient place, et que retentissaient les claquement de baguettes de caisse claire qui donneraient le départ de chaque morceau.
Les premières notes furent surprenantes, chaque interprète donnant l'impression d'avoir un morceau bien à lui en tête et la rythmique semblait pécher par manque de coordination. Très vite pourtant, la mélodie se cale, et gagna en puissance. L'air devint entraînant et, déjà, quelques tailles commençaient à onduler, quelques mains à suivre la mesure en claquements rythmés.
Un couple de danseurs fit son apparition. Lui portait un vêtement de paysan, pantalon court et tunique blancs, foulard serré aux cou, ceinture de lanières de coton ou de laine multicolores tressées, pieds nus, et toujours ce chapeau dont le chef porte un motif un peu plus sombre. Elle portait une robe aux rayures mandarine et blanches, à la sage encolure bordée de dentelles froufroutantes, dont l'ourlet lui aussi mousseux de dentelles frôlait le sol et la pointe de ses pieds nus. Lorsque le moment vint de réunir les extrémités latérales de ses jupons entre ses mains jointes devant elle comme pour une prière, on ne put que s'ébahir devant l'amplitude de l'étoffe qui eût pu, sans mal, l'envelopper comme deux manteaux, et préservait la pudeur virginale que renforçaient ses mines timides et ses yeux mi-clos en ne dévoilant pas le moindre centimètre carré de peau nue.
La danse consistait en une sorte de cour faite à la demoiselle par le jeune homme, mêlant passes de parade évoquant le menuet et lente, très lente, poursuite ou la jeune fille glissait sans que l'on pût déceler le mouvement de ses pieds, dont on ne devinait l'activité qu'au léger et languide mouvement de hanches qui agitait jupe et jupon. Elle faisait battre ses cils de velours sur ses paupières, inclinait légèrement sur le côté son visage de poupée qu'encadraient deux rideaux de cheveux noirs luisant sous les lumières, à peine retenus par un peigne orné de fleurs de papier métallique qui envoyaient des éclairs dorés et rouges sous la lueur des flashes qui déjà commençaient à crépiter. La lenteur des mouvements de l'homme, sa progression persistante pour conquérir la belle le mettant quasiment à genoux, sans que jamais il ne cessât de danser derrière et autour d'elle, l'obligaient à contraindre son corps à une mouvement d'ajonc se balançant dont l'élan vient de hanches qui ondulent imperceptiblement et donnent toute sa sensualité et sa langueur à la coquette parade.
Le morceau se termina dans un tonnerre d'applaudissements, et la musique reprit alors que le bar s'ouvrait, que les verres se remplissaient de jus de fruit exotiques, de whisky ou de punch et que les tables se couvraient de frites de manioc, de morceaux de pain de maïs parfumés, d'empanadas minuscules.
Il ne fallut pas plus d'un verre et de deux morceaux pour que les spectateurs initiés se lançassent à leur tour et ceux qui, jusque-là, se contentaient de faire rouler leurs tailles en rythme en un cercle discipliné autour de l'espace scénique ressentissent tout à coup le besoin de joindre le mouvement de leurs pieds à celui des danseurs. Le spectacle était étonnant, car on voyait s'y mêler dames en tenues de cocktail bien apprêtées, jeunes femmes en jean's et tennis, messieurs en costumes et jeunes gens en pantalon de velours et pull-over.
L'élégante avait dû confier son sac baguette à quelqu'un car la voilà qui dansait désormais avec un jeune homme immense et souple une sorte de pavane qui semble bien codifiée. Son débardeur découvrait maintenant une bande de peau hâlée juste au-dessus de la ceinture de son pantalon cigarette très strict, mais elle n'en avait cure, prise par la danse, les yeux mi-clos, se livrant au plaisir syncopé des percussions qui s'animaient encore et encore plus à chaque instant.
A mesure que la soirée avançait, la musique devenait quasiment incantatoire. Les danseurs revinrent bientôt vêtus plus légèrement, leurs tenues portant un esprit plus caribéen. La danse qu'ils nous offrirent alors n'était autre qu'une danse africaine, et il eût été bien difficile, et surtout très hypocrite, de nier à cet instant le brassage culturel et social des siècles écoulés. Certains mouvements, presque convulsifs, que dessinaient les bras et les pieds des danseurs appelaient à la transe, éveillaient des échos aux grondements sauvages, une force primitive que l'on ne ressent qu'à l'écoute active de certains rythmes de percussions et qui vous donne envie de danser jusqu'à l'épuisement.
Il était donc bien temps de renoncer au punch, dont on ne maîtrise jamais la puissance, pour la sagesse d'un jus de goyave et je me dirigeai vers le bar à cette fin. Le barman me tendit un verre avec un sourire et un "Mademoiselle..." appuyé et immérité qui me fit sottement rougir. J'en revins pour ne plus trouver ma compagnie de la soirée, qui avait dû s'approcher un peu plus du centre névralgique de la fête. Il ne me restait plus qu'à faire un tour pour les retrouver.
En contournant un pilier, je restai soudainement interdite. A un mètre de moi, un homme se tenait, de trois-quarts, vêtu d'un costume anthracite à la coupe sévère, parlant avec deux jeunes femmes aux longs cheveux noirs qui n'avaient d'yeux que pour lui, tout en les faisant tourner au bout des ses bras au rythme imposé parl'orchestre.
Je ne saurais expliquer pourquoi mais je ne pus détacher mon regard de cet individu, que je détaillais avidement pour m'arrêter sur un visage que le plaisir de la danse - un Colombien forcément, à n'en pas douter - illuminait et qui me semblait rayonner d'une telle beauté que j'en restai tout bonnement fascinée. Je le regardais donc qui s'animait à la danse tout en gardant une sorte de retenue sans pour autant bouder son plaisir, et sans que jamais son allure ne perde en élégance. Peut-être est-ce justement cela qui me retint là à le dévorer des yeux, cette facilité qu'il avait à danser sur un rythme pourtant frénétique tout en réussissant à conserver une classe inouie dans le moindre de ses gestes, presque une langueur, troublante en diable. Mes yeux revinrent à son visage, et oui, définitivement je ne pouvais le dire autrement, cet homme était beau. Pas de ces beautés que l'on devine, sous-jacentes, intérieures, que l'on découvre dans un détail, non, il avait pour lui cette beauté totale, absolue, incontestable de ceux qui savent qui ils sont et où ils sont. Ses traits me rappelaient vaguement quelqu'un, mais je ne parvins pas tout de suite en retrouver l'identité.
Consciente de ne pas me comporter correctement en dévisageant ainsi cet homme, un peu déplacée au milieu de l'ambiance festive qui culminait et qui poussait quasiment tous les spectateurs à devenir acteurs de la danse, je repris mon tour de salle à regrets, ne pouvant cependant m'empêcher, à l'occasion de poser de nouveau mon regard à l'endroit où il se trouvait.
Mes regards ne le quittèrent pas beaucoup d'ailleurs, en dépit de sourires et hochements de tête échangés avec d'autres convives au hasard d'un espace partagé près d'une baie vitrée pour un peu de fraîcheur, d'un verre tendu autour du bol à punch.
Ce n'est que lorsque je voulus le décrire à une amie qui me demandait pourquoi je restais aux franges de la fête sans me mêler aux danseurs que me revint la personne qu'il m'évoquait... Un comédien, désormais vieilli, mais dont la jeunesse avait cette insolente beauté à la fois un peu brute et élégante, à l'italienne: Raf Vallone. Quelque chose de commun dans la façon de se tenir, dans la ligne du nez, dans l'ourlé des lèvres, dans la structure de la mâchoire et des pommettes. Mon enthousiasme soudain dut l'amuser prodigieusement car elle me demanda de lui montrer l'homme qui tantme fascinait. Elle le connaissait peut-être, sans doute même, et se ferait donc un plaisir de me le présenter.
Et c'est là que m'effleura la pensée que les contes de fée prenaient toujours racine dans le vécu car, comme Cendrillon avant lui, le bel homme avait disparu de la salle et vains furent nos efforts pour le retrouver, bien que ponctués de rires car, en dépit de la précision de ma description, mon amie persistait à me montrer tel ou tel convive en me demandant si par hasard... et tombait plus que régulièrement aux antipodes de ce que nous cherchions.

Nous quittâmes la fête avant qu'elle ne se terminât totalement, les clameurs s'échappant par les fenêtres grand ouvertes tandis que nous gagnions un banc pour quelques minutes d'attente, juste pour profiter du scintillement de la Tour Eiffel dans l'écrin des bâtiments solennels de l'Ecole Militaire.
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