Où la nature d'un breuvage revêt de multiples sens.
Est-il de phrase plus banale que "Et si nous allions prendre un café?" C'est une phrase que l'on entend un millier de fois par jour, tôt le matin, le midi assurément, plus rarement en fin de journée, quoique...
En ces temps de politiquement et hygiéniquement correct, "prendre un café" dénote une tempérance que le jusque-là répandu "prendre un verre" ne peut se targuer d'avoir jamais possédé.
Cette dernière expression invite à des visions de rangées de mojitos alignés comme des soldats cubains à la parade, de lignes de pintes de bière moussant sous la palette experte d'une barmaid de la verte Erin, d'inutiles orgies de rondelles d'orange baignant tangentiellement dans de sombres et tièdes Martini Rosso, en aucun cas à la contemplation de la sagesse ascétique d'un Perrier, à l'austérité d'une San P ou à la bouffée régressive d'un diabolo fraise.
Le café donc est devenu le dénominateur commun de la palette des rencontres, retrouvailles, moments un peu volés au temps et se décline à l'envi sur la gamme de la pause méritée. Il y a bien entendu de multiples façons de prendre ces cafés collectifs.
Il y a ceux qui sont le point final d'un repas pris sur un coin de table, au lance-pierres, afin de mieux pouvoir profiter du répit qu'offre le tintement de la cuillère sur la porcelaine, de la porcelaine sur le marbre de la table d'une terrasse, ce soupir mal retenu que l'on exhale malgré soi après la première gorgée brûlante qui laisse la langue éprouvée mais avide de goûter de nouveau l'amertume désaltérante.
Il y a ceux que l'on prend à la va-vite sur le bord d'un comptoir car le temps est compté, qui font rire des brûlures que l'on tente d'éviter en avançant les lèvres pour soufller sur la fumée qui embaume les sens et frustre les papilles.
Il y a ceux que l'on attend en tapant de la pointe du pied, au son du vrombissement d'une machine, au rythme des témoins lumineux qui balisent la progression de la mixture dans un gobelet rayé et souvent trop fin autour duquel on applique ses doigts les matins ou les soirs d'hiver.
Prendre le café est une détente clandestine, un instant suspendu, une étape entre deux cols à franchir en peinant sur la longue route des journées qui défilent. Dans les temps anciens, l'hospitalité se scellait d'un partage de pain et de sel. Notre époque moderne bardée d'excitants en tous genres (et de tout autant de calmants pour en éteindre les effets à la nuit tombée) a remplacé ces symboles par une tasse noire et fumante.
Nes versé à la hâte sous le flot fumant d'une eau prise au bec d'une bouilloire, breuvage lourd de marc difficilement retenu par le piston d'une cafetière parisienne ou espresso tiré d'une dosette ou d'un filtre au claquement familier, il n'est de visite dans une maison qui ne s'agrémente de cette proposition désormais rituelle "Tu prendras bien un café, non?"
L'absence de mouture aux fragrances amère comme un grand cacao, l'épuisement du stock de filtres papier ou la panne soudaine d'une machine à expresso peuvent plonger leurs propriétaires dans des tourments proches de la plus noire dépression.
Quelle alternative alors?
Proposer un thé.
Mais la préparation millénaire de ce breuvage, le rituel des infusions millimétrées, les heures passées le nez au-dessus des boîtes pour choisir le mélange qui conviendra le mieux au moment dit ne se prête guère aux instants suspendus entre deux courses.
Prendre un thé dans un café est souvent synonyme de déception, quelle que fût la qualité - trop souvent médiocre voire infâme - du produit proposé.
Le thé se prend dans un salon, dans une porcelaine adaptée, un cadre douillet sans pour autant être mièvre - quoique le thé se prêtât mieux que toute autre boisson aux orgies de chintz ou de cuir piqué façon Chesterfield, aux tapisseries fleuries ou aux tentures crème - et se prend comme on prend son temps, avec délectation, volupté et lenteur.
La dégustation d'un grand thé, comme celle d'un grand vin, ne saurait s'accomplir de façon fruste et indélicate et demeure un instant privilégié, totalement égoïste ou à partager entre amateurs éclairés d'un même goût. Pas de diplôme requis ou de savoir encyclopédique sur la qualité des feuilles ainsi livrée au frémissement de l'eau pour autant.
Un plaisir d'esthète sans initiation préalable, une envie de laisser l'instant passer en développant le goût légèrement amer et empli de saveurs mystérieuses se poser de l'apex au palais, progressivement, lentement, pour ensuite envahir la gorge et se fondre en vapeur retenue seulement par les capteurs hypersensibles du voile du palais.
Un thé ne saurait se prendre donc aux comptoirs désenfumés et désertés, ne saurait être extrait d'une machine où aucune main heureuse et attentive n'aura su remplacer le produit générique par une poudre magique - ce qui est encore possible pour le café, quoi qu'on en dise. Un thé se savoure dans l'intimité d'un moment choisi que l'on sait durable.
De là à considérer que le seul fait de poser deux tasses autour d'une théière s'apparente à un acte voluptueux voire... il n'y a qu'un pas que je sais d'expérience aisément franchissable.
On comprendra alors pourquoi, en dépit de mon goût prononcé pour ces moments sereins, je prends uniquement des cafés, et dès que le temps me le permet, j'aime à les prendre dans des endroits aux vues étourdissantes, pour que le geste ait tout de même son once de volupté esthétique.

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