samedi 29 novembre 2008

Le tango interminable des perceurs de coffres-forts

La chanson populaire, la chanson réaliste, la chanson française telle qu'on la pratiquait dans certains cabarets à la haute époque germanopratine est devenue une pièce de musée. Pire, l'apprécier est devenu signe de mauvais goût aux yeux d'ayatollahs qui ne jurent que par les règles d'un solfège complexe (et il s'agit là d'une litote). Comment connaître ou se remémorer pourtant les grandes heures d'une poésie aujourd'hui en désuétude, déformée, contrainte, soldée aux règles de la déconstruction et du ver blanc, orpheline de rimes, pétries de sens accouchés aux divans des psychanalystes qui ont pignon sur rue? Est ce ainsi que les hommes vivent? Le Rainer Maria Rilke que l'on chantait sans pour autant le citer n'évoque plus d'échos. Il n'aurait fallu qu'un moment de plus, mais la poésie simple des mots qui chantent n'est déjà plus. Elle se doit désormais aux fards de la complexité des modes, aridité, zen, haikus en pagaïe. Mais que l'on célèbre le frisson de ceux qui au lieu de se noyer dans l'hiver se sont baladés dans le printemps de ces yeux taillés en amande, oui, comme à Ostende, et comme partout, et l'on se retrouve qualifié de populaire, voire de populacier. Qui a défini ces ukases culturels? Qui peut se permettre de décider que telle forme artistique est noble et telle autre ne l'est pas?
De quel droit peut-on déterminer ce qui est de bon goût et ce qui ne l'est pas?
On peut aimer une certaine forme de snobisme sans pour autant se fourvoyer dans ces catégorisations on ne peut plus vulgaires. Etiqueter tout ce qui vous tombe sous la main est le véritable mal du siècle, car cela dresse des barrières qui n'ont pas lieu d'exister. On peut ne pas se pâmer devant la figure de Ferré et apprécier cependant son talent pour l'écriture, son art de mettre en musique des textes intemporels. On peut ne pas posséder l'intégrale de Brel et pourtant apprécier son talent dramatique dans le rendu de certains textes particulièrement poignants. On peut trouver Brassens binaire dans ses orchestrations et pourtant révérer en lui un orfèvre des mots et de l'inconvenance.

Je pleure en écoutant Purcell dicter à Didon ses adieux déchirants. Dois je pour autant me priver de chanter "le p'tit bout de la queue du chat" (qui vous électrise, oui) sous peine de passer pour une ringarde?
Je connais le requiem de WAM sur le bout des ongles et je frémis pourtant toujours aux premiers accords du Lacrymosa. Dois je pour autant renoncer au Boogie Woogie Bugle Boy des Andrew Sisters (en version inarticulée en diable faute de pouvoir suivre leur rythme effrené), des plus démodés?
J'aime me perdre aux accents d'une sérénade de Schubert et me laisse aller parfois au gré du courant où se cache sa Truite. Mais je ne résiste pas une seconde de trop à la version chantée qu'en donnèrent les Frères Jacques.
Je n'aime pas la violence gratuite. Mais "fais-moi mal, Johnny, Johnny, Johnny, envoie-moi au ciel", quel délice!
Susurrer "
my heart belongs to Daddy" sous la douche ne m'empêche pas de passer des soirées à écouter un quatuor de Boccherini.

D'aucuns y verront un paradoxe, voire un signe prégnant de schizophrénie galopante. Libre à eux. Il en est de la musique comme de la littérature, il n'y a que des genres différents, pas de sous-genres, pas objectifs du moins. Je n'userai pas du mot "tolérance" dévoyé, détourné, distrait du sens que Voltaire lui conféra dans son traité éponyme. Je parlerai simplement d'une faculté de ne se priver de rien, pour mieux profiter de tout. Et si ces chansons populaires permettent de faire vivre encore cette poésie simple et dénuée des appareils de complexité dont notre époque se plait à se parer, je les chanterai à en rendre sourd le voisinage.

"La poésie fout le camp, François, emmène-moi, emmène-moi, nous irons boire à Montfaucon, à la santé de la chanson"

mercredi 26 novembre 2008

Jeux de mots

Produit en jouant sur l'un des ateliers des éditions Zulma, croisés au hasard d'une promenade internautique à la rencontre de Jean Prévost. Le concept est amusant, même s'il ne se peut répéter à l'infini.

Le trésor de l'éclipse

De la lumière ne sort rien de vraiment bon, à part la nuit. L'ombre est comme un labyrinthe où l'on se plait à promener ses doutes, ses contes d'hiver, ses souvenirs de pluie.

Dans le miroir de l'écume qui vient mourir au pied de la pente sur laquelle roule en silence le cours de notre vie, je goûte l'ivresse du noir parfait, la matité du clair de lune, le velours de l'ombre du corbeau qui ne glissera nevermore sur ma joue.

La tourelle de l'est dressait sa silhouette errante un peu au-delà du massif de pierre du château endormi. Le philosophe qui y soupirait y eût vu l'occasion d'une évasion propice à oublier une fois seulement les soupirs qu'il laissait fleurir à l'ombre des statues que le soleil projetait sur les dalles de marbre comme autant de lavis d'un long couteau tordu. Il les évitait lors de ses promenades vespérales, craignant de troubler le fil de sa réflexion et, comme le chien de la fable perse, de lâcher la proie pour l'ombre.

Il se voyait comme un passant pris dans le tourbillon de la foule, retenant à grand-peine son chapeau emporté par les mouvements de houle de la cohue. Il craignait dans les yeux des autres les lueurs de poignard des héros dostoïevskiens, le feu meurtrier des rengaines slaves, la musique silencieuse et mate d'un corps qui se froisse et heurte le sol, sans engendrer d'écho.

Il tentait de regagner la paix des jours ouatés en fixant sans ciller la luciole qui tressautait au coeur de sa lanterne.

La grande ombre était venue et le soleil éteint jetait des lueurs métalliques donnant des allures de sabres aux réverbères.

Recroquevillé sur son caillou, le philosophe se fermait au monde, niant le cataclysme, gommant l'apocalypse, oublieux de tout et de tous, il comptait les interminables minutes qui le séparaient du retour de la lumière.

mercredi 19 novembre 2008

Réveil

Je l'avais commencé tant de fois que je n'arrivais plus à trouver une version qui convînt. Je le défaisais chaque nuit, dans le brouillard de la déception de n'avoir pas assez bien fait. Je me levais, une sueur glacée au creux de la nuque, le coeur battant, froissant les draps qui s'emmêlaient dans mes jambes battant contre le drap soudain trop chaud. J'en cherchais le souvenir démêlé lors d'un trop bref sommeil. J'en guettais les échos dans le bruit des moteurs résonnant sous la fenêtre. Je peinais alors à regagner des bras que j'imaginais réconfortants et qui, désormais, se dérobaient à mon étreinte éperdue.

J'étreignais l'oreiller qui avait retrouvé sa fraîcheur, avec l'énergie d'un naufragé s'écorchant à sa planche vermoulue, balayée par la houle. Mon esprit courait les routes vides de ma mémoire. Les mots couraient plus vite que ma volonté de les rejoindre. J'entrapercevais les couleurs, je devinais les chocs, j'entendais comme assourdi, le son des phrases qui s'entrecroisent mais demeurent indistinctes. J'entrevoyais le système, je m'apprêtais à en démêler l'écheveau mais comme la branche à la main de Tantale, le réseau enfiévré et frissonnant me restait inaccessible.

Je l'avais commencé tant de fois, et tant de nuit achevé. Je l'avais vu sous ma main, prendre forme et naître, en forme et en essence. Mais comme une flaque de sang s'échappant d'une plaie ouverte, il se dérobait à ma volonté.

J'avais tenté de le convaincre, de cette voix douce que l'on prend pour calmer les enfants. J'avais tenté de le raisonner, de cette voix ferme que l'on prend pour expliquer aux sots. J'avais tenté de l'attirer en prenant des accents de sirènes. Mais il se riait de moi, dissimulé dans l'ombre d'une mémoire interdite, fermée à clef.

Je savais qu'un jour je trouverais la clef de la boîte de Pandore. Je savais qu'un jour j'entrebâillerais l'armoire aux mille secrets. Je savais qu'un jour je l'aurais face à moi, acculé dans ce recoin jusque-là resté caché. Je savais qu'un matin je m'en souviendrais et que je l'écrirais d'une traite, ce texte qui ne voulait pas vivre.

lundi 17 novembre 2008

Adjugée!

L'amour – dans le sens de ce qui retient attachés l'un à l'autre pour une durée indéterminée deux êtres – a-t-il une valeur ? Par valeur on entendra : est-il monnayable ou non ?

A quel prix l'une des deux composantes d'un couple est-elle prête à sacrifier l'autre ?

Ces questions qui semblent si modernes et fruits d'une société où l'on semble considérer que ce qui porte une étiquette seul mérite qu'on s'y arrête, où règnent en maître des signes extérieurs d'opulence qui ne sont reconnus que dès lors qu'on peut donner leur prix, où le moindre geste se monnaye en heures supplémentaires et RTT, ces questions sont posées à l'aube du Xxème siècle par un diplomate poète, un homme qui ne laisse de surprendre tant on a coutume de le condamner à la naphtaline des sacristies et à la cire des bibliothèques poétiques.

Ces questions, c'est Paul Claudel qui les pose dans une pièce intitulée l'Echange.

Et l'on assiste, surpris d'abord, au déferlement de phrases poétiques qui résonnent et se heurtent aux oreilles peu familiarisées, comme les vagues sur la grève de cet océan omniprésent qui hante les nuits de Louis Laine, anti-héros pathétique au destin tragique dont les rêveries s'abreuvent d'un métissage qui prend racine dans les mythes des anciennes peuplades indiennes.

Images suggestives, rêves aquatiques et délires liquides lèchent le sable de la plage sur laquelle donne la maisonnette où s'agite, servante et épouse bruissant comme une abeille contre une vitre fermée, la jeune Marthe, l'épouse ravie aux terres agricoles de France, l'ingénue éprise d'absolue qui voulait voir la mer et l'entraperçut un jour dans les yeux d'un Laine qui lui offrait de l'accompagner.

La poésie prend son envol dans un staccato - non sans évoquer le jazz des premières années - avec Thomas Pollock, brasseur d'affaires yankee, l'homme qui « est riche comme un roi »,qui se demande « où est la règle de vie si un homme... ne cherche pas à Avoir une chose qu'il trouve bonne »; il a beau détenir le pouvoir de l'argent, il reconnaît en Marthe la pureté que rien n'achète, mais tenté par la piètre image qu'il a de Laine, il exerce son pouvoir maléfique tel un Méphistophélès profitant du désespoir de Faust.

Mais Laine n'est pas désespéré, il est perdu pour les autres, il court après des chimères, il trace perpétuellement une tangente dans laquelle on ne peut s'empêcher de voir l'éloge de la fuite, non comme une salvation mais comme une malédiction.

Et c'est dans le bras d'une actrice sudiste dénuée de scrupules, qui lui offre -bien que mensongèrement – la liberté de celle qui est « toute pour tous », qui ne connaît l'exclusivité que dans le multiple et dans la foule des yeux qui brillent pour elle, qui brillent avec elle, c'est dans les bras de Lechy la tentatrice que Laine tente une pénultième fois de prendre la fuite.

Sa dernière fuite lui sera fatale. Libéré d'une femme qui s'humilie totalement et se nie toute existence propre, lui imposant des chaînes qui soudain lui pèsent, il saisit l'argent offert comme moyen, non comme fin, froissant les billets comme l'on pose les pavés d'un chemin vers l'ailleurs.

Laine ne vend pas l'amour qu'il porte à Marthe - celui-ci n'est qu'une chimère de plus où il a cru bon de se perdre – il vend la pureté et l'altruisme de son amour à elle. Il vend un bien dont il ignore même la valeur, la liberté qu'elle lui a sacrifiée, le don de soi quasi christique qu'elle lui a fait en le suivant au bout du monde. Il croit échanger les chaînes d'une union contre la liberté du vent, mais comme les marins de Charybde en Scylla, se voit réduit à néant par l'instinct de possession d'une femme qui lui a fait croire que la liberté se pouvait toucher du doigt, tout simplement pour mieux l'enchaîner. Et son corps brisé que l'on détache du dos d'un cheval, ultime fuite dont il n'aura pu profiter, est le tribut versé à la pureté salie, à l'innocence vendue.

"Que les femmes sont bêtes"... Et quand Claudel l'écrit, c'est toutes les femmes qui lui font écho, se frappant le front, se frappant le coeur, se mordant les lèvres. C'est le choeur antique des relations perdues, la convocation du fantôme des illusions envolées, c'est l'amertume des rêves évanouis qui s'exprime par la voix de Marthe, qui ne comprend pas qu'on ne puisse plus l'aimer et qui voit dans la brièveté de ses songes dilués quelque chose de l'ombre d'une abeille.

La lumière qui se fait dans la salle... et l'on reste hébétés, encore sous le charme d'une langue d'ailleurs, d'une langue d'autrefois, d'une langue perdue, de mots intemporels, de mots qui touchent sans le savoir, de mots brandis comme un miroir à la face d'un monde moderne qui se perd encore et toujours et ne s'arrête jamais pour contempler ses erreurs.

Je ne pourrai plus dire que je n'aime pas Claudel.
(actuellement au Théâtre de la Colline)

samedi 8 novembre 2008

Rue Gay-Lussac

Sortie précipitée du 21 qui redémarre déjà, stylo entre les dents, version classique à remettre dans dix minutes et hâtivement construite pendant le trajet mouvementé roulée sous le bras droit, tandis que le gauche redresse la sacoche remplie de livres et de feuillets épars qui glissent. Sur les marches, d’autres retardataires lambinent, se saluent, embrassent le vide, s’étreignent. Rien n’indique que les cours vont commencer hormis les portes qui se ferment le long des couloirs. Aujourd’hui comme hier, les marches de l’Institut de la rue Gay Lussac, à deux pas de l’institut d’océanographie, sont rarement vides en matinée. Fantôme ou souvenir ?

Pas de sonnerie non plus pour marquer la fin des cours. Les professeurs et maîtres de conférence opéraient millimétriquement et ne dépassaient que très rarement le délai imparti. Discipline et rigueur pour les uns, habitude due à la répétition des mêmes phrases des années durant pour les plus anciens, moins intéressés par la transmission pédagogique que par l’élevage en batterie de chercheurs inféodés. Les couloirs étaient tordus, habillés de linoléum sale, les murs souffraient d’une pelade de papier jauni. A l’époque, on fumait encore dans les couloirs de l’Institut, certains enseignants las s’y adonnant même dans les salles de classes au nez tordu et à la barbe des premiers étudiants hygiénistes. La machine à café du couloir au rez-de-chaussée, celle qui donnait sur la seule salle que l’on avait osé rebaptiser Amphi en hommage à un homme qui y était mort, connaissait peu de succès.

Le rythme des cours se succédant souffrait de la nonchalance des promenades des enseignants qui, entre deux groupes, allaient étancher leurs soifs aux cafés du carrefour. Ainsi, tout le monde s’y retrouvait, les étudiants entrants pouvant guetter du coin de l’œil la silhouette familière de leurs maîtres à travers la devanture. Chaque groupe avait son troquet et le plus prisé était paradoxalement le moins authentique. Il s’agissait de la salle de petit déjeuner de l’hôtel qui le surplombait, ce qui en interdisait l’accès aux cerveaux estudiantins encore embrumés avant 10h30. Le gérant, un corrézien moustachu, bonhomme et jamais économe en plaisanteries envers les familiers, nourrissait la troupe affamée aux têtes trop remplies d’hyperbates et de diphtongues, de rios Manzanares bus mille fois par le même âne, de défis donjuanesques au Ciel, de romantisme colombien, d’eaux fortes de Goya, du vacarme et de l’éclat terni des armures emportées par les sbires de Pizarro dans les forêts andines. Pour ne pas séparer les groupes identifiés, il fermait les yeux sur les sandwiches apportés de la boulangerie voisine dès lors que cela ne lui faisait pas concurrence, pratique rare dans le quartier où le repas de étudiants se faisait sous l’œil de fauves de serveurs entraînés à ne pratiquer aucune tolérance.

Les vitres de son établissement, qui n’offrait pas plus d’une dizaine de tables, étaient dotées de rideaux de voile de concierge et, avec peu d’entraînement, chacun était capable de reconnaître de l’extérieur la silhouette des comparses installés au premier rang. L’exercice était d’ailleurs déterminant dans le choix d’assister, ou non, au cours du matin, du début d’après-midi ou du soir. Pour peu qu’ils eussent deviné la présence d’un ami plus intéressant qu’un cours de linguistique et c’en était fini des phonèmes et des syntagmes.

L’établissement fermant assez tôt – préparation des tables matinales oblige – ceux qui s’étaient attardés pouvaient choisir de traverser la rue et d’aller se masser dans l’arrière salle de la Bonbonnière, dont le nom était aux antipodes de l’ambiance typiquement bistrot parisien qu’on y trouvait. Il étalait des banquettes luisantes jusqu’au fond d’une arrière salle très prisée et se trouvait être l’endroit de prédilection de certains professeurs, qui en occupaient évidemment l’avant-salle et le comptoir, et donc le lieu à fréquenter pour certains étudiants en veine d’obtenir des heures d’enseignement contre le serment de devenir l’homme-lige des mentors à courtiser. Selon les enseignants en position de pouvoir, on se découvrait alors des vocations improbables de médiéviste ou d’historien démographe (très en vogue après le putsch d’une historienne monomaniaque et ambitieuse, qui garda longtemps les rênes de l’Institut), sans forcément avoir de goût pour la matière traitée.

Certains professeurs distillaient leur cynisme en offrant le café, les jours de grève de bus ou veilles de week-end prolongés, qui vidaient les amphis et remplissaient les bistrots. Sur 300 candidats au poste envié d’enseignant en faculté, un seul serait élu et pourrait gagner sa vie confortablement en ne dispensant que deux à trois heures de cours par semaine, le reste du temps pourrait être égoïstement consacré à la recherche. Les 299 autres seraient des crevards nantis de Capes ou, pour les plus malins, d’agrégations, et descendraient à la mine quotidiennement pour tâcher de trouver quelques pépites lumineuses dans les esprits noirs comme la houille de collégiens et lycéens abrutis de sous-culture.

Le discours, s’il était entendu, avait rarement l’impact voulu et les années glissaient à mesure que s’entassaient les unités de valeur, sans pour autant déterminer le choix d’une orientation moins dévastatrice. Pourquoi penser concrètement à l’avenir alors que le cocon confortable des cours, des TD, des partiels, des examens finaux anesthésiait méthodiquement toute velléité de mûrir et de devenir adulte responsable ? Les conversations les plus tendues portaient principalement sur les bases du droit de conquête des territoires qui formaient maintenant l’Amérique du sud, sur la supériorité des vers de Francisco de Quevedo sur ceux de Luis de Gongora, sur la possibilité ou non d’une rédemption pour Don Juan selon qu’il fût celui de Tirso de Molina ou de Zorrilla, ou encore sur la difficulté qu’il y avait à traduire dans la langue de Cervantes un chapitre de la Recherche ou un extrait de Zazie dans le métro.


L’actualité et le tourbillon du monde contemporain se perdaient sous les
sabots de Rossinante, de Babieca (la monture du Cid Campeador) et des destriers de Cortés et de Cabeza de Vaca. Les cours de civilisation du XXe siècle retroussaient volontiers leurs manches pour aller plonger les mains dans les coups d’Etat militaires trimestriels de l’Espagne du règne d’Isabelle II et s’y perdaient longuement avant de revenir, non sans réticence, à la tentative du 23 février 1981.

Cet univers familier tenait lieu de bulle où n’entraient que les initiés, méprisant les camarades ayant choisi de poursuivre leur cursus dans des universités parisiennes éprises de modernité et n’élevant pas la culture classique en péage obligatoire. Apprentissage d’un snobisme universitaire qui finissait, avec le recul, par sembler dérisoire car offrant peu de portes de sortie.

Que restait-il réellement de tout cela aujourd’hui ?

La culture chèrement acquise se diluait dans le nivellement des exigences attendues d’élèves auxquels on ne demanderait guère de savoir plus qu’une vague maîtrise du présent de l’indicatif et de savoir gloser sur les articles d’El Pais au mieux, de Vocable au pire (clandestins du Rio Grande, droits de l’Homme à Cuba et des extraits de livres modernes quasiment tous écrits par des journalistes). Les contacts s’étaient étirés à se perdre, un ou deux mariages les premières années réunissaient encore puis, au gré des jeux d’affectation des élus de l’Education Nationale éloignant impitoyablement de la rue Gay Lussac, finissaient par se couper, et le lien tombait comme sous la main invisible d’Atropos.

Demeurait la nostalgie des heures oublieuses, plus vivace encore lorsque le 21 freinait au droit de l’Institut et que le regard se perdait parmi les silhouettes qui en occupaient les marches de leurs bavardages, cherchant à y retrouver un regard familier, une tête connue, quelque chose de plus tangible que la valse des souvenirs.

mercredi 29 octobre 2008

Ligne 38 (2ème partie)


Les matinées suivantes, elle croisa systématiquement et longuement les yeux brûlants au 2ème étage de la façade blanche. Elle vit de nouveau la grève blanchie d'écume, les larmes d'une femme apprenant qu'il se mariait ailleurs, mieux sans doute. Elle entendit les sirènes qui précipitaient les familles dans les abris, l'homme qui rejoignait son commandement en enfilant à la hâte sa vareuse. Elle entendit les essieux du train l'emportant vers le stalag, serré contre les autres soldats amers et résignés, le gémissement des blessés déchirant la nuit comme le cri des engoulevents. Elle vécut des anniversaires enfantins où robes à smocks et bloomers brodés au petit point tourbillonnaient dans un salon Directoire, mollets duveteux battant le rythme d'une ronde endiablée. Elle ressentit l'émoi de cette femme dont il faisait glisser le bas soyeux en caressant du bout de ses doigts les creux extérieurs du genou, perçut le glissement brûlant de sa main froissant l'étoffe inutile d'un chemisier sur l'épaule. Elle ressentit son infinie tristesse dans la raideur figée du corps au garde à vous au bord de la fosse où glisse le cercueil d'un ancien camarade, la lassitude heureuses des dimanches qui se terminent dans le souvenir encore bruyant de la visite des petits enfants. Elle vit, cachée derrière les carreaux byzantins de l'antichambre, l'ombre de la Faucheuse se rapprochant chaque jour pour mieux se refuser coquettement à ces mains qu'il ne pouvait plus tendre.

Ella aurait pu, elle aurait dû même, chercher à en savoir plus. Retrouver l'histoire de cet homme dont la vie l'accompagnait désormais en permanence. Un vieil air d'avant-guerre passait -il à proximité de ses oreilles qu'elle se plaisait à se demander combien de fois il avait pu virevolter au bras de dames élégants et baignées d'Heure Bleue. Avait-il croisé sa grand-mère dans les allées du Luxembourg ou sur la Place Saint Sulpice où Dad avait fait sa communion solennelle? Avait-il partagé une cigarette avec son grand-père devant Sainte-Clo, tous deux cintrés dans ces manteaux aux innombrables boutons, l'oeil vif sous l'ombre du feutre regardant passer les jolies Parisiennes qui promenaient leurs chapeaux?

Un vendredi matin, alors que les coffres de voitures se chargeaient pour le week-end pascal sur le boulevard, le regard figé dans le masque minéral se fit plus impérieux que jamais, pour mieux délivrer une muette supplique "Viens!". Elle ne parvint pas à se concentrer ce jour-là sur les innombrables dossiers qui l'attendaient. Elle demanda à prendre son mardi matin, motifs exceptionnels oui, ne pouvant repousser l'échéance plus avant. Les trois jours en famille, la sempiternelle épaule d'agneau dorée et la chasse aux oeufs des touts-petits lui semblèrent interminables. Son impatience croissante sur le chemin du retour lui valut un lever de sourcil interrogateur, sans plus.

Elle prit soin de se préparer soigneusement ce matin-là, comme pour une galante rencontre. Elle regarda une dernière fois dans le miroir ses cheveux disciplinés par un sage catogan, ses yeux ombrés avec discrétion, le tomber de sa jupe crayon, très après-guerre, et la ligne de sa cheville élancée par de fins escarpins. Elle si peu soucieuse de plaire d'ordinaire ressentait cette fois le besoin d'être irréprochable, comme un hommage à l'histoire singulière qui lui avait été confiée.

Elle descendit du 38 peu après la rue du Val de Grâce, choisissant de parcourir à pied les mètres la séparant de l'immeuble. Son coeur battait à tout rompre. Ce qu'elle faisait relevait de la démence.

Arrivée en bas de l'immeuble à la façade blanche, elle trouva la porte grande ouverte. Une rapide inspection des boîtes aux lettres lui donna enfin le nom de l'inconnu. Quelques grincements de poulie et claquement de portières de métal plus tard, elle hésita sur le pas de la porte quelques instants. Au moment où elle tendait la main vers le heurtoir, le battant s'entrouvrit pour laisser le passage à un couple de quadragénaires qui murmurèrent une salutation et la laissèrent seule face à une dame plus très jeune, sévèrement vêtue, qui l'interrogeait du regard. "Monsieur R..." commença-t-elle à murmurer en questionnant le cerbère. Les traits de la femme s'adoucirent et elle lui répondit en lui prenant le coude "Oh, bien sûr, je pensais que vous ne viendriez plus, suivez-moi chère petite, il est dans le petit salon." Profitant de la méprise, il serait bien temps de s'en expliquer plus tard, elle suivit la femme dans le long couloir sombre où l'on voyait chapeaux, tableaux, bibelots, oh tiens ne dirait-on pas un petit Watteau... Elle entra dans le petit salon dont la femme lui avait ouvert la porte , se tourna pour la remercier. Lorsque son regard parcourut le petit salon, elle crut défaillir.

L'homme était bien là, vêtu d'un complet anthracite, les mains jointes sur le ventre, le menton levé de façon altière. Il reposait sur un catafalque entouré de cierges odorants, face à une rangée de sièges, et ses yeux incandescents étaient fermés pour toujours. Elle s'approcha lentement de la dépouille, avec appréhension et crainte, encore effrayée par le spectacle de la mort, fût-elle paisible, en dépit des expériences vécues par la logique des choses les années passées. Elle retira un gant et effleura du doigt sans oser le toucher le profil de l'inconnu. Prise d'une audace aussi démente que sa simple venue, elle se pencha sur le visage cireux et plus immobile qu'il ne le fut jamais et déposa le souffle d'un baiser sur chacune des paupières où ne brûleraient plus désormais de vie, d'espoir, de rage, de regrets, d'attente. Elle repartit vers la porte du petit salon et, se retournant une dernière fois en croyant voir une ombre, finit par souffler, Dieu sait pour quelle raison :"Vous voyez, je suis venue".

Derrière une méridienne, drapée dans ses voiles, la Camarde lâcha dans un ricanement "Oui, chérie, mais trop tard".


Ligne 38 (1ère partie)


La porte se referma avec le souffle pneumatique qui annonçait le redémarrage du bus. Ligne 38, quasi rectiligne, rapide, comme un trait de feutre traversant Paris du Sud au Nord, du Nord au Sud. Le lion de Bartholdi, la perspective de l'avenue de l'Observatoire avec, les jours ensoleillés, l'éclat diamantin du Sacré Coeur au loin, les grilles du Luxembourg, longées par les joggers plus vraiment matinaux, les dames à chiens et poches de plastique municipalement rendues obligatoires, les étudiants retardataires, les employés rejoignant leurs bureaux à contrecoeur. Rien ne la différenciait de ces derniers si ce n'est le plaisir de retrouver les murs de pierre derrière lesquels sa journée passerait.

Place de la Sorbonne, on avait volé l'Escholier pour y mettre un nouvel établissement, plus grand, plus tape-à-l'oeil. Les étudiants s'embourgeoisant n'auraient aucun souvenir des banquettes de moleskine orangées où s'étaient côtoyés leurs frères et soeurs, leurs pères et mères, leurs grands-parents peut être même. Qui se souviendrait ce matin-là des grommellements du serveur historique qui bougonnait derrière une moustache en brosse devant les commandes économiques de cafés allongés et de carafes d'eau, bus en plusieurs heures de palabres, de lectures en commun, de révisions interrompues et de mondes à défaire et à refaire? L'époque était aux jeans droits et classiques, aux vestes de costume empruntées à pères ou frères, aux vieux cartables en cuir, aux besaces débordant de livres, de notes hâtivement gribouillées en travers des tables étroites des amphis moins luxueux que le Richelieu, réservé aux grandes occasions ou aux grands professeurs.

On trouvait encore au coin des rues quelques-uns de ces étudiants intemporels, purs produits du Quartier Latin, générations spontanées aux reins assez solides pour supporter des heures durant les banquettes de bois centenaires des amphis, les chaises tressées des cafés du quartier, les bancs de pierre des interminables galeries traversant la Sorbonne, les marches de la cour d'honneur, les assises de métal repeint des allées du Luco où les beaux jours faisaient refleurir les lectures imposées. Le 38 continuait sa descente vers la Seine en donnant à entrevoir les thermes de Cluny, en faisant regretter l'absence du Café de Cluny à leur opposé, ses auvents au vert noble fleurdelisé, le souvenir de chocolats chauds pris dans la chaleur de ce cocon de bon ton en sortant de cours de maths. Le pont Saint-Michel, pris à pied ou vu du perchoir siglé RATP, appelait à grands cris les rendez vous de la place où trônait la fontaine à venir contempler les dentelles dorées de Notre Dame ou à pleurer la fin temporaire de la Samaritaine.

Elle descendait là, le même arrêt que durant les années de lycée, bien que déplacé un peu plus vers le fleuve pour laisser place aux camions de livraison importuns des mardis et vendredis matins. Le 38 repartait vers Châtelet, faisant vrombir son moteur écologiquement correct sous les fenêtres où s'agitaient déjà ses agents sans doute. Il passerait non loin du conservatoire des Arts et Métiers, du pendule de Foucault, qu'elle s'était souvent promis d'aller voir, en souvenir de la nuit passée à lire le livre éponyme du redoutable Eco, une nuit de fièvre ardente et hallucinatoire, dissimulant sa lecture vorace à l'abri de la porte bien close de la salle de bains - l'espace délatoire sous la porte masqué par une serviette de toilette roulée. Gare de l'Est et finalement Gare du Nord, quartiers où elle se rendait peu en fait, et le 38 reviendrait au coeur du Paris historique dans l'élan d'une nouvelle traversée.

Ce matin-là, elle regardait la page crème où elle notait fébrilement mille et un détails du quotidien des gens qui s'agitaient autour d'elle, méthodiquement, parce que cela peut toujours servir, sait-on jamais. Elle n'en ferait probablement pas grand chose de ces lignes parfois tremblantes griffonnées dans les cahots du bus, l'oreille à l'affût et l'oeil aux aguets. Une conversation amoureuse de sexagénaires en nouvelle vie qui virait au psychodrame pour un regard qui s'égare par la fenêtre, une plus si belle de nuit qui promène ses verres de soleil sous la pluie, un dialogue de lycéens préparant déjà le bac de juin prochain, les détails s'accumulaient au rythme des mélodies que déversaient ses écouteurs, bande originale d'un film chaque matin et chaque soir repris et dérushé sur papier vanille. Aucun mot ne lui venait pour le moment, le bus était quasiment vide, veille de week-end, mois d'août, tout jouait contre son avidité scripturale.

Ses yeux erraient donc de façades en porches, notant un mascaron ici, une courbe un peu plus marquée de pierre là. Sous couvert d'une feinte harmonie structurelle, le boulevard offrait dans sa partie haute un jeu des sept erreurs décuplé. L'arrêt un peu brutal lui fit lever les yeux au ciel. Derrière une mosaïque ordonnée de carrés entre véranda et bow-window, deux yeux agrippèrent les siens. Elle ne distinguait rien de précis, un dossier de fauteuil comme ceux que l'on trouve dans les chambres d'hôpital, une raideur dans le contour de la tête, seuls les yeux semblaient vivre dans ce visage flouté par les carreaux et par la distance. Le regard vrillait ses pupilles, comme la défiant de tourner la tête et de briser ainsi le contact. Ce regard contenait toute la force que niait la rigidité des traits estompés qui l'encadraient. Pour ce qu'elle pouvait en juger, donc bien peu, il s'agissait d'un homme âgé, souffrant d'une paralysie quelconque, para ou tétraplégique si la précision des termes pouvait apporter une once de réconfort, les cheveux se faisant rares blancs et convenablement arrangés sur le front. Le regard, lui, avait l'énergie d'un feu de broussaille, crépitait, se lançait chaque seconde plus haut, la tenait prisonnière, lui racontant l'époque où son maître n'aurait pas laissé un tel échange sans suite, une époque où le corps était vif et souple, où le bras savait incliner et cambrer la chute de reins des femmes, où d'une invite du bras, d'un frémissement du bassin, l'homme avait fait chavirer les jeunes femmes qui cherchaient un soupçon de frisson dans les bals.

Toute cette histoire se déroulait sur l'écran de sa rétine soumise au bon plaisir du vieil homme. La montée à bord du bus d'une personne en fauteuil roulant prolongeait l'échange. L'homme l'emmenait désormais sur un sentier de montagne qu'il gravissait sans faiblir, se retournant parfois pour moquer gentiment le groupe encore à la traîne, les pieds dans l'eau sur une grève avec des cris d'enfants et des bruits de généreuses éclaboussures, assis à la terrasse des Deux magots, se penchant pour offrir galamment du feu à une dame en chapeau lilas. Dans ce regard elle sentait toute la vie qui bouillonne et, quelque part dans un coin sombre, l'intense soulagement à l'idée que la mort, peut-être, viendrait ce jour-là. Elle offrait son regard en retour, comme une page blanche où s'inscrivaient les désirs d'une vie à l'imparfait, au passé pas si simple, où les doutes bousculaient les regrets et les joies tordaient le cou aux horreurs des époques de mitraille. Elle se donnait à ces yeux incandescents plus entièrement qu'elle ne se donnerait jamais à quiconque, intégral don de soi, impudique et secret à la fois, laissant ruisseler sous sa peau les frissons des images qu'elle recevait comme des caresses glacées.

Dans un hoquet et un sursaut, le 38 reprit vie et avança sur le boulevard. Leurs regards aimantés ne se lâchaient pourtant pas et quelques mètres encore elle en ressentit l'appel impérieux.

Sa journée fut traversée de souvenirs de cet échange singulier, elle demeurait ébahie de la force de l'impact qu'avait eu ce contact sur elle.

Le soir, elle regarda machinalement vers la fenêtre obscure mais nul regard ne l'attendait. Il était tard, l'homme devait dormir depuis longtemps.

dimanche 26 octobre 2008

Blanc



Se voir comme une toile blanche, un écran, une scène vide, une page immaculée. Une trame sur laquelle chacun jettera, projettera, tracera ses déceptions, ses amertumes, ses rancoeurs. Pourquoi? Peut-être parce qu'à force de se mettre au second plan pour laisser exister l'autre on en arrive à faire oublier que l'on a des envies propres, des principes solides, des blessures ouvertes sur lesquelles tous, en un bel ensemble, versent le sel et l'huile bouillante, sans même s'en rendre compte. Etre l'oreille qui peut tout entendre, l'épaule qui peut tout supporter, la main qui se tend sans reculer jamais est sans doute une forme d'orgueil, une façon de se placer hors des champs d'action, de garder une distance, un recul apparent. Les apparences sont trompeuses, souvent, presque toujours.

A force d'habituer le monde à cela, on donne l'impression d'une immunité permanente, alors qu'on creuse sa propre fosse. Pourquoi surveiller ce que l'on dit? Pourquoi faire preuve de tact? Tout propos ne sera-t-il pas accueilli avec une humeur égale, un geste indulgent, un éclat de rire même? Qu'importe si, au fond de soi, on se sent minuscule, réduit à néant, incapable de tenir la distance, d'entrer en concurrence? Qu'importe si la barre déjà si haute est rehaussée en permanence? Après tout, ne suffit-il pas d'être là?

Pas de faiblesse dans l'exercice de la toile blanche, pas de mine creusée, pas d'yeux battus, pas de larme qui affleure, pas d'indignation ou de mouvement d'humeur. Aucun d'entre eux ne sera compris. Y a-t-il des vagues sur une flaque d'eau bien lisse? Toute manifestation naturelle d'un état d'âme personnel devient préjudice contre soi-même, une forme de laisser-aller impardonnable, un déplaisir.

Alors on supporte tout en relevant le menton, en faisant mine de rien. On écoute en souriant les jugements péremptoires sur le physique pourtant proche de la perfection d'une telle, ou de telle autre, la liste des défauts infimes qui nous semblent presque des qualités tant on se sent bien en-deça, avec un invisible pincement au coeur en se disant que si l'on était l'objet de remarques de ce genre, elles nous enverraient droit dans les bas-fonds vaseux de la Seine. On écoute encore, impavide, la liste des qualités inimitables de celle-ci, des attentions uniques de celles-là, dont la perfection nous est jetée à la figure comme autant de critiques voilées de notre humanité simple. Mais il faut garder une attitude sereine, cela n'est pas fait pour nous faire souffrir, non, ce n'est rien de plus qu'un partage. Imaginer que ces femmes parfaites reçoivent l'hommage-lige d'une caresse ou d'un baiser lorsque nous en sommes réduites à mendier trois mots ou un peu d'attention ne doit pas nous troubler non. La toile s'anime, prend des couleurs, étouffe sous le flot chromatique et la richesse des pigments, mais on se doit de rester sereine, on peut tout entendre, oui, on est tellement au-dessus de tout cela.

Alors quand un coup de couteau trop chargé en matière griffe un peu la trame et arrache quelques fils, quand la glu de tourments blottie derrière les croisillons blancs et réguliers se laisse entrevoir, quand le châssis grince d'être tant chargé, on en peut que décevoir, on ne peut que baisser dans l'estime du peintre, perdre des points dit-on de nos jours où tout se décompte.

Pour autant, on serrera les dents en devenant le médium choisi pour régler des comptes passés, on deviendra le mannequin que l'on revêt des oripeaux de déceptions passées. Qu'importe que l'on ne soit coupable de rien, on est le premier rôle de tragédies cent fois rejouées, juste pour que le metteur en scène parvienne à comprendre ce qui put pécher dans le passé. Une fois que ce rôle de doublure aura fini la saison et eu son utilité, on retombera dans l'oubli, dans l'anonymat, on ne sera rien de plus qu'un meuble relégué dans un coin, au mieux un joli souvenir un peu flou.

Impossible de se prêter au jeu d'autres artistes d'ailleurs. Comme une muse, comme une palette, on ne peut être l'objet que d'un seul maître, et tout contact extérieur est vu comme une trahison passible de la peine capitale, l'exil. Ce qui vaut pour le présent et pour le futur vaut aussi pour le passé et si l'on n'a pas de taches indélébiles, des yeux mal ouverts se chargeront d'en trouver tout de même, nous traitant comme un palimpseste mal raclé, tout en feignant de trouver cela normal. Les protestations sont inutiles, les chiens galeux hurleront de concert pour lancer l'hallali et accélérer la curée, juste pour le plaisir gratuit du spectacle de la bête déchirée à coup de dents et d'accusations mensongères.

Alors la toile finira éventrée, deviendra inutilisable, et tout le dessin subtil et complexe de sa trame reposera dans un coin poussiéreux, indigne du moindre regard.

Mais ce n'est pas grave, après tout, quelle importance a une toile blanche ; regarde-t-on une scène vide ; s'intéresse-t-on à un écran inanimé ; a-t-on un seul regret pour une page blanche froissée et jetée à la corbeille?

Ultime regret, dernière question : pourquoi ?

Dissymétries


Souvent, ces histoires connaissent un même commencement. Un décalage, de ceux dont nos vies sont remplies, origines de tant de pertes de temps, de tergiversations.

Le temps que l'on se fasse à l'idée, l'heure est passée, on regrette un peu de n'avoir su lâcher la proie pour l'ombre, car l'ombre pour une fois pouvait avoir quelque consistance. Enfin, cela, rien ne le peut plus prouver, cela reste pure spéculation.


Les regrets s'enfilent sur le fil des années qui passent et restent là, sous nos yeux, impossibles à nier, en dépit du regard que l'on détourne. Certains prétendent que les remords sont moins douloureux. A mon sens, on s'en veut tout autant, on s'en veut juste différemment, pour peu que l'on ait un minimum de respect pour soi-même.
Restent donc le vide et les piles de phrases débutant par "si seulement...", leitmotiv impavide du regret dans son mode universel.

Ce qui nous a empêché d'agir p
araît toujours dérisoire, infime, a posteriori, mais il est vrai que le recul fait en sorte de gommer les tourments et les peurs des moments passés, n'en rendant le regret que plus cruel à supporter.

Doit-on battre sa coulpe éternellement pour ne pas avoir osé, un jour, pour ne pas avoir demandé, un matin, pour avoir cru, par la facilité d'une attitude passive, s'épargner des tourments, un soir ?


L'hésitation est profondément humaine, nous naissons et grandissons dans la peur de l'inconnu des lendemains qui ne chantent que sur papier et lorsque nous sommes sous le coup d'émotions trop intenses, nous lui laissons la part belle, nous raisonnons à vide, sur des hypothèses illusoires.

Ainsi ces histoires avaient toutes leur part d'hésitation, de retenue, d'attente.

Restaient des signaux mal éclairés, des langages non compris, des allusions perdues.

Autant de matière à ré-interprétation - plus tard, trop tard - lorsque l'instant précis où les trajectoires se croisaient, entrouvrant une porte sur le possible, est perdu à jamais.


Ce que l'on ne réalise pas immédiatement, c'est que les regrets de l'un comme de l'autre logent souvent sur chacune des faces d'un ruban de Möbius, toutefois la loi des décalages rend improbable leur confrontation, comme s'il s'agissait de deux personnes empruntant chacune l'une des volées de marches de l'escalier de Chambord.

Dès lors, chacun se replie sur son lot de regrets en ignorant ceux de l'autre. Le hasard s'en mêle parfois - pour le mieux, en fait - lorsqu'un tiers ouvre la boîte de Pandore en dévoilant les tourments de l'un au second, ou l'inverse.

Ces hasards sonnent le retour des doutes, transforment les "si seulement" en "et si...", les doutes croissent et se multiplient, la spéculation laisse le champ à l'extrapolation. On balaye l'hypothèse de regrets à venir, on se jure de tout dire, de tout faire, mieux encore, de provoquer l'occasion, non cette fois c'est juré, on ne laissera rien au hasard. Tiens, le hasard encore...

Et puis le temps manque, l'audace fond comme neige au soleil, le doute gagne à mesure que l'émotion reprend le dessus sur la résolution de l'instant, car celle-ci présente le danger d'être des plus éphémères. Ce ne sera peut-être pas pour cette fois non. Le temps apprend à contrôler les impatiences de la jeunesse. Pour ne pas trébucher, on ne peut sortir de la Caverne qu'avec lenteur.

Giacomo C.


L'univers que l'on m'a dévolu est rempli d'ombres que d'aucuns jugent parfois menaçantes, leur propension à ressurgir leur donnant un goût amer que l'on pourrait prendre aisément pour de la nostalgie.

Ces ombres ont leurs raisons de prétendre, de sous-entendre, de laisser à penser que...

Mais au jeu du prétendre il n'est pas permis de trop en dire, sous peine de basculer dans un mode confidentiel, confessionnel, exhibitionniste.


Alors les phrases assassines restent ce pour quoi elles ont été lancées, des assertions gratuites, des défis lancés en quête d'une réaction, finalement, elles ne sont rien de plus que des bouteilles à la mer, et c'est triste en un sens pour ceux qui les lancent au hasard.

C'est là toute la différence entre les hommes qui se prennent pour des gentlemen et ceux qui le sont vraiment.

Ces derniers ne glisseront jamais une allusion, tout au plus échangeront-ils un regard un peu plus chaleureux, un sourire de connivence, mais ils n'offriront jamais au questionnement d'autrui de phrase sybilline, de sourde allusion connotée.

Non, cela est réservé aux cuistres, à ceux qui préfèrent entretenir une réputation sur le compte des bouffées égotiques féminines.

Toute femme préfèrera assumer - faussement s'il le faut - le rôle de la femme élue d'un moment, de la cible d'une cour menée à l'ancienne, plutôt que d'affirmer qu'elle n'en est pas le rôle titre, plutôt que de livrer aux railleries des spectateurs la vexation qui est sienne de ne jamais avoir été l'objet du désir d'un homme dont tous vantent les mérites de séducteur.

En bref, l'orgueil féminin est capable de pousser à bien des mensonges par omission - vanitas
vanitatum et omnia vanitas - et permet aux cuistres de service de maintenir une réputation de Casanova sans avoir à lever le petit doigt - si j'ose dire - ni même faire l'effort d'une simple tentative de séduction.
Encore faut-il y trouver une satisfaction égotique en soi.

Car après tout, est-il préférable d'être courtisée ou réellement séduite?

Les avis sont partagés, et je maintiens une position sur le sujet qui varie selon l'inconnue de l'équation : la personnalité du séducteur. Et Dieu sait s'il faut en avoir de la personnalité, et pas uniquement en apparence, pour être capable de faire évoluer les échanges du marivaudage ou badinage commun de salon mondain ou non à la séduction la plus authentique.

Signe des temps, la séduction de nos jours ne se peut concevoir que comme une compétition, publique et exhibitionniste. Les points de chacun sont comptés, quand comparera-t-on les scores?

Casanova, lui-même, n'était-il pas surtout un vantard ? Les meilleurs séductions sont aussi les plus silencieuses. Enfin ce n'est que mon avis.

Souvenirs: Maurice en mai

Un dimanche dans les jardins du Luxembourg. Incontournable Luco des années étudiantes, ses chaises de métal disposées ça et là, au bon vouloir des flâneurs. Chaises, fauteuils hauts et profonds où l'on se perd derrière un journal, où l'on étend ses jambes après une lente promenade.

Les statues hiératiques des reines de France dominant la terrasse Est, Berthe au fin profil, Clotilde au regard altier, tresses sagement posées sur le renflement de seins que couvrent de chastes bliauds brodés étalant leurs plis à la lumière d'un soleil encore timide.

Les petits cailloux qui jonchent les allées sont une malédiction pour qui arpente ces dernières avec des sandales aux côtés ouverts. Les rayons que filtrent des rideaux de nuages moutonnant, sans pour autant donner u
ne vraie fraîcheur, contraignent à demeurer cachée derrière les verres teintés et protecteurs.
C'est mieux, le spectacle n'en est que plus librement observé.

Des familles se rassemblent en ce jour de ma
i qui a des parfums de sorties de communion ou de baptême. Les étudiants, seuls ou en grappes, relisent leurs livres ou leurs notes, paressent sous les arbres en compensant leurs nuits trop courtes, c'est la saison des soirées et galas d'écoles.

Dans le bassin, quatre jeunes colverts aux cous émeraude se haussent sur leur croupion en d'insolentes et impressionnantes parades. La cane
qui zigzague entre les voiliers que guettent les enfants depuis le bord ne leur laisse pourtant pas la part du lion et régente l'espace avec des allures d'impératrice. Répondant à son cri, ou l'appelant d'une voix plaintive, quatre canetons ébouriffés partent à l'aventure en quête de miettes de pain tout le long du pourtour du bassin circulaire.

Ils évitent au dernier moment les voiliers miniatures que l'on loue et dont on a repeint les coques et les ponts de couleurs vives. Leurs voiles gardent pourtant la trace du passage du temps et des saisons, même si les numéros qui les ornent semblent avoir été retracés à la peinture noire.

De jeunes pères viennent en aide à leurs tous jeunes bambins, expliquant qu'ils vont leur montrer comment replacer le frêle esquif dans le bon sens, comment donner la bonne impulsion pour que s'engage au mieux une nouvelle traversée. Je les soupçonne d'user de cette excuse pédagogique pour revenir eux-mêmes en enfance tant ils s'obstinent à s'emparer du bâton de bambou ferré, sous l'oeil soupçonneux de leur progéniture qui se sent flouée.
Une brise légère souffle et gonfle ostensiblement les voiles.
Musée du Luxembourg, Maurice de Vlaminck, peintre flamboyant, mémorialiste de son temps aux sorties parfois truculentes, à l'aune de son tempérament de jouisseur tourmenté.
L'instinct Fauve, l'instinct du fau
ve, son visage rond appelle une crinière. Il s'est cherché longuement lors de la première décennie du siècle déjà passé, il a laissé parler l'instinct rugissant des couleurs les plus vives, reprenant inlassablement en touches virulentes de matière, en à-plat posés comme au hasard, en points étalés qui ressemblent à de larges virgules des rouges oscillant entre carmin et vermillon, des jaunes solaires, des orangés de fleurs vénéneuses, des bleus dont l'outremer ferait pâlir les vendeurs de couleur, un vert qui part du Véronèse et rappelle dans sa lividité suggérée les visages et les panses enflées des sujets de leçons d'anatomie flamandes.
Quelques cernes noirs, une touche de blanc pour éveiller la ronde des couleurs, la disposition change mais la palette demeure.

Voici venir à nous le Fauve en sa splendeur passée. Ses incursions en direction du cubisme me laissent perplexe. Sa gamme chromatique évoque les humeurs qui suintent des spleens baudelairiens, ses angles volontaires me blessent et me griffent, non je n'y adhère pas, vraiment pas.
Certaines toiles rappellent des Cézanne, devant lequel il est de bon ton de toujours se pâmer. Sacrilège, iconoclaste, impie, j'énonce à haute voix que je n'ai jamais aimé le peintre de la Sainte Victoire, m'attirant quelques regards courroucés et indignés. Tant pis... on dit que des goûts et des couleurs...
Un étrange objet digne du Quai Branly attire mon regard, mais je n'en saurai guère plus, au milieu des statues africaines que Vlaminck collectionnait, cet objet ne dépare pas, il est pourtant originaire d'Irlande du Nord. Fort singulier artefact, il me donnerait presque envie de retourner au Musée de l'Homme et de chercher à en savoir plus, si tant est que je puisse trouver là quelque réponse.

Le parcours est bref, la boutique offre finalement peu de choix, hormis le catalogue, qui présente quelque intérêt, mais combien de catalogues déjà dans mes bibliothèques, trop rarement ouverts, si ce n'est à la recherche parfois d'une toile dont le titre s'échappe.

Sortie par le jardin, après un dernier passage près du bassin, une pause trop brève, car le temps se gâte, sur les sièges en métal du Luco. Les couleurs de Paris en ce dimanche qui se termine sont plus celles d'un Nicolas de Staël qu'elles ne rappellent celles que je viens de quitter.

Bienséance


Est-il si choquant de tenir aux usages élémentaires de courtoisie et de politesse qui fondent une civilisation?

Si l'on écoute attentivement le discours de gens qui nous entourent, ces codes de conduite ont été voué aux gémonies depuis bien longtemps et nous vivons, hommes et femmes notamment, sur un pied d'égalité revendiqué et obtenu de haute lutte grâce aux nombreux combats politico-socio-fumeux entamés par les tenants d'un nivellement -par le bas? - qui araserait les différences culturelles et sociales au lendemain du Grand Soir.

Je reste dubitative.

Combien de fois ai-je entendu des jeunes filles et jeunes femmes autour de moi prétendre que la politesse et la galanterie les hérissaient? Combien de fois ai-je entendu de jeunes parents prétendre que l'exigence d'un "s'il te plaît" ou d'un "pardon" de la part d'un enfant n'était qu'un moyen bourgeois de mettre en péril l'épanouissement du bambin? Combien de fois m'a t-on regardée comme un transfuge de quelque planète éloignée parce que j'attendais que l'on me servît en vin, que l'on me précédât à l'entrée d'un restaurant - et non l'inverse - ou parce que je sollicitais l'autorisation de quitter la table?

Et pourtant...

Ceux et celles qui s'indignent et s'étonnent ne sont-ils pas les premiers à hurler au scandale lorsqu'ils ne sont pas l'objet de toutes les attentions de leurs contemporains, ne sont-ils pas prompts à jeter des "merci qui ?.." à la cantonade, à traiter de tous les noms d'oiseaux l'homme qui leur lâchera la porte du métro dans le nez au lieu de la leur tenir galamment?

A en croire leurs dénégations il ne faut y voir là que restes d'un conditionnement éducationnel bourgeois qui peine à disparaître, mais l'on se soigne paraît-il.

Ah ? Admettons.

Il me semble néanmoins légitime, et ce sans que ce fût une peine ou une corvée en soi, de m'enquérir sincèrement de la santé de mes contemporains en les saluant quotidiennement, de ne pas passer le nez en l'air devant ce que les tenants de l'arasement social dénomment pourtant le "petit personnel" sans avoir un mot pour et avec eux - attitude typique et paternaliste des grands bourgeois m'a-t-on rétorqué - d'envoyer, d'autant plus facilement que les nouvelles technologies le facilitent grandement, un mot de remerciement au lendemain d'une soiréeagréablement passée.

De même, je ne saurais faire comme certains qui se font servir à table sans un regard pour la personne qui leur passe le plat (à gauche) ou leur remplit leur verre de vin (à droite) et qui jugent du dernier vulgaire de remercier l'opérant, fût-ce d'un sourire et d'un murmure. Manières de parvenus à mon sens, d'autant plus surprenantes que l'égalité qu'ils prônent... Mais mon point est établi sans que j'aie le besoin d'y revenir.

Je l'admets sans rougir, j'ai des faiblesses pour les hommes qui me tiennent la porte ouverte et m'invitent à passer d'un geste de la main ou d'une main frôlant le coude, avec cette courtoisie prétendument surannée mais ô combien plaisante.

Je ne peux être désagréable avec les vieux messieurs qui m'expriment de façon fleurie leur admiration avec force qualificatifs là où un de mes contemporains me proposerait un verre et la botte.

Je ronronne intérieurement lorsque je dois me battre pour m'acquitter de ma part d'une addition et finis par renoncer, toute envie d'émancipation étouffée par une insistante politesse.

Je sens mes genoux vaciller lorsqu'un homme prend mon coude pour traverser une rue, non parce que je suis invalide ou gênée par le port de talons hauts, mais parce que cela se fait - ou du moins se faisait.

Quant à recevoir un baisemain fait selon les règles, ce qui devient de plus en plus rare, il me faut une bonne demi-seconde pour m'en remettre.

Que le M.L.F. me pende à la plus haute branche du robinier de Saint Julien le Pauvre mais je continuerai à professer le plus grand mépris pour les gougnafiers qui ne songent pas une seule seconde au fait que mon verre de vin restera vide s'ils ne prennent la peine de le remplir, qui s'étonnent de me voir rester assise en présence de personnalités (exception faite du cadre professionnel où le sens des hiérarchies doit prendre le pas sur les convenances, fût-ce avec moins de précipitation que si l'on était un homme). Jamais je ne pourrai me résoudre à me vêtir autrement qu'avec un minimum de recherche pour une soirée à l'opéra, quitte à faire tache au milieu des jeans désormais courants, ou à aller dîner sans avoir pris la peine de m'apprêter un brin.

De même, je ne renoncerai jamais à expliquer aux jeunes enfants que des parents inconscients ont le malheur de laisser en ma présence, que des mots aussi simples que "bonjour", "s'il vous plaît", "merci" ou "pardon" sont des clés éprouvées ouvrant les portes de toutes les oreilles adultes.

Ainsi, j'eus l'extrême surprise de constater un jour qu'une remontrance que j'avais faite sur le mode de la plaisanterie à des adolescents portant leurs casquettes vissées sur le crâne en permanence, y compris indoor, avait fait son chemin et qu'ils se découvraient désormais systématiquement, non parce que cela était exigé par le règlement intérieur de leur établissement scolaire, mais parce que dans le cas contraire ils passaient pour des mufles auxquels les jeunes filles qui les cotoyaient ne prêteraient pas le moindre intérêt.

Il semblait donc que la galanterie pût encore avoir de beaux jours devant elle et que les manières de Cro Magnon de certains jeunes gens soient un masque à leur désir de jouer de temps à autres les petits marquis ; ils me le prouvèrent par la suite en employant régulièrement le verbe seoir, que bien des minets de bonne famille n'ont jamais utilisé pour complimenter une de leurs camarades.

Il ne s'agit guère que d'une anecdote mais je me plais à y trouver une morale : une courtoisie de bon ton, voire excessive sans pour autant verser dans le ridicule et suffisamment explicitée pour ne pas donner à autrui l'impression d'être votre dupe, ne serait-elle pas l'arme la plus efficace pour désamorcer certains conflits culturels et générationnels?

Sans pour autant rendre la lecture de ce bon Gandouin ou de l'incontournable Staffe obligatoire dans les classes républicaines, ne pourrait-on aborder ces questions de façon plus pratiques lors des scolaires lectures de la Recherche du Temps perdu? les manières des Guermantes n'ont plus lieu d'être dans les antichambres modernes, il y a pourtant à y prendre quelques leçons.

Enfin, encore faudrait-il pour cela ne pas s'illusionner quant à ce nivellement que l'on teinte faussement de démocratie pour mal dissimuler des sentiments moins nobles comme l'envie ou la jalousie.

Une société ne peut mériter ce nom que si chacun sait qu'il a une place et s'accorde à y demeurer, hormis quelques Rastignac qui ont la dent dure, et cela ne se peut qu'en respectant les règles qui conditionnent les relations entre les diverses strates qui la composent. L'anarchie n'a de charmes que pour ceux qui pensent en tirer profit, je crois.

Oui je sais... réactionnaire aux yeux du plus grand nombre, mais chacun est en droit de rester propriétaire de son opinion et, mieux, de l'exprimer, fût-elle contraire à la mode bien-pensante.

Dans une autre vie j'aurais clos ce réquisitoire par une carte de visite cornée portant la mention p.p.c.

Thé ou café?


Où la nature d'un breuvage revêt de multiples sens.

Est-il de phrase plus banale que "Et si nous allions prendre un café?" C'est une phrase que l'on entend un millier de fois par jour, tôt le matin, le midi assurément, plus rarement en fin de journée, quoique...


En ces temps de politiquement et hygiéniquement correct, "prendre un café" dénote une tempérance que le jusque-là répandu "prendre un verre" ne peut se targuer d'avoir jamais possédé.

Cette dernière expression invite à des visions de rangées de mojitos alignés comme des soldats cubains à la parade, de lignes de pintes de bière moussant sous la palette experte d'une barmaid de la verte Erin, d'inutiles orgies de rondelles d'orange baignant tangentiellement dans de sombres et tièdes Martini Rosso, en aucun cas à la contemplation de la sagesse ascétique d'un Perrier, à l'austérité d'une San P ou à la bouffée régressive d'un diabolo fraise.

Le café donc est devenu le dénominateur commun de la palette des rencontres, retrouvailles, moments un peu volés au temps et se décline à l'envi sur la gamme de la pause méritée. Il y a bien entendu de multiples façons de prendre ces cafés collectifs.


Il y a ceux qui sont le point final d'un repas pris sur un coin de table, au lance-pierres, afin de mieux pouvoir profiter du répit qu'offre le tintement de la cuillère sur la porcelaine, de la porcelaine sur le marbre de la table d'une terrasse, ce soupir mal retenu que l'on exhale malgré soi après la première gorgée brûlante qui laisse la langue éprouvée mais avide de goûter de nouveau l'amertume désaltérante.


Il y a ceux que l'on prend à la va-vite sur le bord d'un comptoir car le temps est compté, qui font rire des brûlures que l'on tente d'éviter en avançant les lèvres pour soufller sur la fumée qui embaume les sens et frustre les papilles.

Il y a ceux que l'on attend en tapant de la pointe du pied, au son du vrombissement d'une machine, au rythme des témoins lumineux qui balisent la progression de la mixture dans un gobelet rayé et souvent trop fin autour duquel on applique ses doigts les matins ou les soirs d'hiver.

Prendre le café est une détente clandestine, un instant suspendu, une étape entre deux cols à franchir en peinant sur la longue route des journées qui défilent. Dans les temps anciens, l'hospitalité se scellait d'un partage de pain et de sel. Notre époque moderne bardée d'excitants en tous genres (et de tout autant de calmants pour en éteindre les effets à la nuit tombée) a remplacé ces symboles par une tasse noire et fumante.

Nes versé à la hâte sous le flot fumant d'une eau prise au bec d'une bouilloire, breuvage lourd de marc difficilement retenu par le piston d'une cafetière parisienne ou espresso tiré d'une dosette ou d'un filtre au claquement familier, il n'est de visite dans une maison qui ne s'agrémente de cette proposition désormais rituelle "Tu prendras bien un café, non?"

L'absence de mouture aux fragrances amère comme un grand cacao, l'épuisement du stock de filtres papier ou la panne soudaine d'une machine à expresso peuvent plonger leurs propriétaires dans des tourments proches de la plus noire dépression.


Quelle alternative alors?

Proposer un thé.


Mais la préparation millénaire de ce breuvage, le rituel des infusions millimétrées, les heures passées le nez au-dessus des boîtes pour choisir le mélange qui conviendra le mieux au moment dit ne se prête guère aux instants suspendus entre deux courses.

Prendre un thé dans un café est souvent synonyme de déception, quelle que fût la qualité - trop souvent médiocre voire infâme - du produit proposé.

Le thé se prend dans un salon, dans une porcelaine adaptée, un cadre douillet sans pour autant être mièvre - quoique le thé se prêtât mieux que toute autre boisson aux orgies de chintz ou de cuir piqué façon Chesterfield, aux tapisseries fleuries ou aux tentures crème - et se prend comme on prend son temps, avec délectation, volupté et lenteur.

La dégustation d'un grand thé, comme celle d'un grand vin, ne saurait s'accomplir de façon fruste et indélicate et demeure un instant privilégié, totalement égoïste ou à partager entre amateurs éclairés d'un même goût. Pas de diplôme requis ou de savoir encyclopédique sur la qualité des feuilles ainsi livrée au frémissement de l'eau pour autant.

Un plaisir d'esthète sans initiation préalable, une envie de laisser l'instant passer en développant le goût légèrement amer et empli de saveurs mystérieuses se poser de l'apex au palais, progressivement, lentement, pour ensuite envahir la gorge et se fondre en vapeur retenue seulement par les capteurs hypersensibles du voile du palais.

Un thé ne saurait se prendre donc aux comptoirs désenfumés et désertés, ne saurait être extrait d'une machine où aucune main heureuse et attentive n'aura su remplacer le produit générique par une poudre magique - ce qui est encore possible pour le café, quoi qu'on en dise. Un thé se savoure dans l'intimité d'un moment choisi que l'on sait durable.

De là à considérer que le seul fait de poser deux tasses autour d'une théière s'apparente à un acte voluptueux voire... il n'y a qu'un pas que je sais d'expérience aisément franchissable.


On comprendra alors pourquoi, en dépit de mon goût prononcé pour ces moments sereins, je prends uniquement des cafés, et dès que le temps me le permet, j'aime à les prendre dans des endroits aux vues étourdissantes, pour que le geste ait tout de même son once de volupté esthétique.

Tenue de cocktail


Il ne s'agissait de rien d'autre que de l'une de ces soirées musicales organisées autour d'un cocktail par une quelconque délégation étrangère, avec l'appui d'un élu en général (quoique je comprisse mal le lien ici entre la gougère et les tamales, si ce n'est la thématique des disparues.).

Les organisateurs de l'évènement s'agitaient d'un bout à l'autre de la pièce, et quelle pièce... Il avait été décidé pour l'occasion d'utiliser le restaurant du dernier étage, avec ses baies vitrées à la vue imprenable sur un Paris qui, enfin, se décidait à prendre des lueurs printanières, sa terrasse en loggia parsemée de cendriers de porcelaine blanche depuis laquelle on avait une vue imprenable sur le dôme étincelant de Saint-Louis des Invalides.

Comme toujours dans ces ambiances latines, les exclamations de joie de se revoir fusaient et l'on reconnaissait deci-delà l'accent un brin plus languide de Bogota ou celui plus torrentueux des villes proches de
la frontière vénézuelienne. Certaines femmes portaient fièrement sous des casques de cheveux au noir aile de corbeau des yeux aux fentes asiatiques et des profils de bijoux muiscas. D'autres portaient la trace d'une population mêlée de sang importé des terres d'Afrique à l'époque où l'on échangeait des esclaves aussi naturellement que des salutations. Mais ne vous avisez pas de dire à l'une de ces personnes que vous croisez ici avec un sourire, un hochement de tête, un "pardon" lorsque le passage s'étrécit, que son patrimoine humain contient du sang africain. Vous ne seriez pas pardonné, en dépit de l'évidence, en dépit du fait que nous sommes tous forcément issus d'un vaste brassage, en dépit du fait que le contraire nous ferait ressembler à des rangées de Playmobil sans expression singulière.

Après une brève salutation à l'hôte de la réception en forme de remerciement à son Excellence pour vous avoir invité, vous parcouriez la salle du regard, en jaugiez les distances, il faut réfléchir vite, en effet.

Le buffet réservé aux boissons s'étalait sur la longueur des baies vitrées, endroit à éviter donc car, dès le signal des festivités données, après les paroles de bienvenue d'usage, il deviendrait la cible de hordes assoiffées. Les tables destinées aux plateaux d'amuse-gueules, que l'on avait promis typiquement colombiens mais q
ui - dans l'esprit d'un échange culturel franco-étranger comprenaient aussi une zone baguette/fromage/vin au verre, étaient stratégiquement réparties en deux lieux qu'il conviendrait d'éviter aussi si l'on ne voulait finir étouffé ou piétiné.

Un espace bien vide semblait signaler l'endroit où les musiciens prendraient place, et les voici d'ailleurs qui arrivaient avec leurs étuis sous le bras, chemises tropicales aux teintes violentes, sombrero de paille typique - non rien à voir avec les soucoupes quasi-volantes des mariachis, de vrais chapeaux portables en toute situation contre les attaques d'un soleil puissant - vissé sur le crâne, et beaux profils de médaille.

Les convives se pressaient de plus en plus nombreux, les effusions gagnaient en puissance, c'eétait l'occasion de se revoir, de se retrouver, de combler la distance dans une communauté qui pour être discrète n'en est pas moins importante et active.

Ici, un homme un peu serré dans son Dormeuil se donnait des airs d'importance et distribuait des claques à provoquer un décollement de la plèvre à qui passait à sa portée et le saluait.

Là, une élégante liane au tailleur pantalon noir faisait discrètement mine de lisser son débardeur de soie trop court pour correspondre tout à fait aux lignes qui animaient le coin de ses yeux, dans les usages qui ont cours dans une certaine société du moins, et serrait sous son aisselle le sac baguette dont aucune élégante ne saurait se p
asser de nos jours.

Je restai un instant à la regarder en me demandant comment diable elle pouvait y loger tous ces objets inutiles mais indispensables, toutes ces parcelles qui lestent le sac des femmes comme autant de trésors accumulés "à toutes fins utiles", et jettai un regard amusé sur le sac trop plein qui reposait sur ma hanche mais qui, à ma décharge, portait en lui les contraintes d'une journée de travail interrompue pour la fête.


Comment eussé-je pu faire entrer dans un de ces sacs lilliputiens mon téléphone (indispensable pour passer des appels au soleil qui dore les tours de Notre-Dame), mon PDA (qui contient non seulement mon agenda mais aussi certains fichiers de travail en pocket word ou excel et dont seul le GPS est superflu), mes deux clés USB (la professionnelle et celle que je dois remplir de documents pour le prochain projet multimédia maternel), mon lecteur mp3 (le petit format, le modèle à disque dur étant, par chance, déchargé), un ch
apeau de tweed roulé en boule qui remplacerait avantageusement un parapluie si le temps venait à tourner et me laisserait les mains libres, un tournevis (tiens, pourquoi donc? Un oubli sans doute), une Histoire de l'Angleterre (pour les trajets ou les désormais rares moments de lecture au soleil de mid, un moleskine grand format (pour ne pas avoir à gribouiller des pattes de mouche), quatre stylos (dont deux plumes encre noire et bleue), trois rouges à lèvres Kiss-Kiss (quintessence du "à toutes fins utiles", un dans chaque tonalité vestimentaire possible, de rose poudré à rouge en passant par brun), une réserve solide de nicotine et de briquets pluriels en cas de panne et d'autres objets typiquement féminins se déclinant du mouchoir au pinceau à fard pour les yeux... Une malle-cabine, peut être, eût été plus indiquée.

L'élégante dame aux besoins apparemment moins imposants en terme de logistique surprit mon regard qui s'était évadé dans sa réflexion et qu'animait la lueur d'un amusement certain mais aussi d'un désespoir profond à l'idée de ne jamais atteindre
l'étape de la sophistication qui consiste à voyager léger. Nous échangeâmes un sourire, un hochement de tête et reprîmes notre trek respectif au milieu de la foule qui désormais emplissait l'espace.

Les discours prirent du temps, l'excellence ayant trouvé opportun de faire une rapide présentation de la tradition musicale de son pays. Il fut imperturbable malgré le brouhaha dont le niveau n'avait que faiblement chuté après sa prise de parole. Il s'exprimait, bien évidemment, en espagnol, et il était amusant de voir l'air concentré du sénateur français qui l'accompagnait et qui ne devait pas saisir le quart - si tant est qu'il en eût saisi le début - de son propos. Lorsque l'élu prit la parole, il s'exprima comme si nous étions dans sa bonne ville - méconnue injustement probablement si ce n'est grâce aux faits divers et autres chroniques judiciaires des années passées - et l'on ne pouvait que sourire à cela, puisqu'un simple coup d'oeil sur la droite permettait de voir le Sacré-Coeur qui faisait resplendir ses pierres blanches, fièrement dressé sur la colline de Montmartre...

Mais l'heure n'était plus à la célébration des escaliers de la Butte car voici les musiciens qui prenaient place, et que retentissaient les claquement de baguettes de caisse claire qui donneraient le départ de chaque morceau.

Les premières notes furent surprenantes, chaque interprète donnant l'impression d'avoir un morceau bien à lui en tête et la rythmique semblait pécher par manque de coordination. Très vite pourtant, la mélodie se cale, et gagna en puissance. L'air devint entraînant et, déjà, quelques tailles commençaient à onduler, quelques mains à suivre la mesure en claquements rythmés.


Un couple de danseurs fit son apparition. Lui portait un vêtement de paysan, pantalon court et tunique blancs, foulard serré aux cou, ceinture de lanières de coton ou de laine multicolores tressées, pieds nus, et toujours ce chapeau dont le chef porte un motif un peu plus sombre. Elle portait une robe aux rayures mandarine et blanches, à la sage encolure bordée de dentelles froufroutantes, dont l'ourlet lui aussi mousseux de dentelles frôlait le sol et la pointe de ses pieds nus. Lorsque le mom
ent vint de réunir les extrémités latérales de ses jupons entre ses mains jointes devant elle comme pour une prière, on ne put que s'ébahir devant l'amplitude de l'étoffe qui eût pu, sans mal, l'envelopper comme deux manteaux, et préservait la pudeur virginale que renforçaient ses mines timides et ses yeux mi-clos en ne dévoilant pas le moindre centimètre carré de peau nue.

La danse consistait en une sorte de cour faite à la demoiselle par le jeune homme, mêlant passes de parade évoquant le menuet et lente,
très lente, poursuite ou la jeune fille glissait sans que l'on pût déceler le mouvement de ses pieds, dont on ne devinait l'activité qu'au léger et languide mouvement de hanches qui agitait jupe et jupon. Elle faisait battre ses cils de velours sur ses paupières, inclinait légèrement sur le côté son visage de poupée qu'encadraient deux rideaux de cheveux noirs luisant sous les lumières, à peine retenus par un peigne orné de fleurs de papier métallique qui envoyaient des éclairs dorés et rouges sous la lueur des flashes qui déjà commençaient à crépiter. La lenteur des mouvements de l'homme, sa progression persistante pour conquérir la belle le mettant quasiment à genoux, sans que jamais il ne cessât de danser derrière et autour d'elle, l'obligaient à contraindre son corps à une mouvement d'ajonc se balançant dont l'élan vient de hanches qui ondulent imperceptiblement et donnent toute sa sensualité et sa langueur à la coquette parade.

Le morceau se termina dans un tonnerre d'applaudissements, et la musique reprit alors que le bar s'ouvrait, que les verres se remplissaient de jus de fruit exotiques, de whisky ou de punch et que les tables se couvraient de frites de manioc, de morceaux de pain de maïs parfumés, d'empanadas minuscules.

Il ne fallut pas plus d'un verre et de deux morceaux pour que les spectateurs initiés se lançassent à leur tour et ceux qui, jusque-là, se contentaient de faire rouler leurs tailles en rythme en un cercle discipliné autour de l'espace scénique ressentissent tout à coup le besoin de joindre le mouvement de leurs pieds à celui des danseurs. Le spectacle était étonnant, car on voyait s'y mêler dames en tenues de cocktail bien apprêtées, jeunes femmes en jean's et tennis, messieurs en costumes et jeunes gens en p
antalon de velours et pull-over.

L'élégante avait dû confier son sac baguette à quelqu'un car la voilà qui dansait désormais avec un jeune homme immense et souple une sorte de pavan
e qui semble bien codifiée. Son débardeur découvrait maintenant une bande de peau hâlée juste au-dessus de la ceinture de son pantalon cigarette très strict, mais elle n'en avait cure, prise par la danse, les yeux mi-clos, se livrant au plaisir syncopé des percussions qui s'animaient encore et encore plus à chaque instant.

A mesure que la soirée avançait, la musique devenait quasi
ment incantatoire. Les danseurs revinrent bientôt vêtus plus légèrement, leurs tenues portant un esprit plus caribéen. La danse qu'ils nous offrirent alors n'était autre qu'une danse africaine, et il eût été bien difficile, et surtout très hypocrite, de nier à cet instant le brassage culturel et social des siècles écoulés. Certains mouvements, presque convulsifs, que dessinaient les bras et les pieds des danseurs appelaient à la transe, éveillaient des échos aux grondements sauvages, une force primitive que l'on ne ressent qu'à l'écoute active de certains rythmes de percussions et qui vous donne envie de danser jusqu'à l'épuisement.

Il était donc bien temps de renoncer au punch, dont on ne maîtrise jamais la puissance, pour la sagesse d'un jus de goyave et je me dirigeai vers le bar à cette fin. Le barman me tendit un verre avec un sourire et un "Mademoiselle..." appuyé et immérité qui me fit sottement rougir. J'en revins pour ne plus trouver ma compagnie de la soirée, qui avait dû s'approcher un peu plus du centre névralgique de la fête. Il ne me restait plus qu'à faire un tour pour les retrouver.

En contournant un pilier, je restai soudainement interdite. A un mètre de moi, un homme se tenait, de trois-quarts, vêtu d'un costume anthracite à la coupe sévère, parlant avec deux jeunes femmes aux longs cheveux noirs qui n'avaient d'yeux que pour lui, tout en les faisant tourner au bout des ses bras au rythme imposé parl'orchestre.

Je ne saurais expliquer pourquoi mais je ne pus détacher mon regard de cet individu, que je détaillais avidement pour m'arrêter
sur un visage que le plaisir de la danse - un Colombien forcément, à n'en pas douter - illuminait et qui me semblait rayonner d'une telle beauté que j'en restai tout bonnement fascinée. Je le regardais donc qui s'animait à la danse tout en gardant une sorte de retenue sans pour autant bouder son plaisir, et sans que jamais son allure ne perde en élégance. Peut-être est-ce justement cela qui me retint là à le dévorer des yeux, cette facilité qu'il avait à danser sur un rythme pourtant frénétique tout en réussissant à conserver une classe inouie dans le moindre de ses gestes, presque une langueur, troublante en diable. Mes yeux revinrent à son visage, et oui, définitivement je ne pouvais le dire autrement, cet homme était beau. Pas de ces beautés que l'on devine, sous-jacentes, intérieures, que l'on découvre dans un détail, non, il avait pour lui cette beauté totale, absolue, incontestable de ceux qui savent qui ils sont et où ils sont. Ses traits me rappelaient vaguement quelqu'un, mais je ne parvins pas tout de suite en retrouver l'identité.

Consciente de ne pas me comporter correctement
en dévisageant ainsi cet homme, un peu déplacée au milieu de l'ambiance festive qui culminait et qui poussait quasiment tous les spectateurs à devenir acteurs de la danse, je repris mon tour de salle à regrets, ne pouvant cependant m'empêcher, à l'occasion de poser de nouveau mon regard à l'endroit où il se trouvait.

Mes regards ne le quittèrent pas beaucoup d'ailleurs, en dépit de sourires et hochements de tête échangés avec d'autres convives au hasard d'un espace partagé près d'une baie vitrée pour un peu de fraîcheur, d'un verre tendu autour du bol à punch.


Ce n'est que lorsque je voulus le décrire à une amie qui me demandait pourquoi je restais aux franges de la fête sans me mêler aux danseurs que me revint la personne qu'il m'évoquait... Un comédien, désormais vieilli, mais dont la jeunesse avait cette insolente beauté à la fois un peu brute et élégante, à l'italienne: Raf Vallone. Quelque chose de commun dans la façon de se tenir, dans la ligne du nez, dans l'ourlé des lèvres, dans la structure de la mâ
choire et des pommettes. Mon enthousiasme soudain dut l'amuser prodigieusement car elle me demanda de lui montrer l'homme qui tantme fascinait. Elle le connaissait peut-être, sans doute même, et se ferait donc un plaisir de me le présenter.

Et c'est là que m'effleura la pensée que les contes de fée prenaient toujours racine dans le vécu car, comme Cendrillon avant lui, le bel homme avait disparu de la salle et vains furent nos efforts pour le retrouver, bien que ponctués de rires car, en dépit de la précision de ma description, mon amie persistait à me montrer tel ou tel convive en me demandant si par hasard... et tombait plus que régulièrement aux antipodes de ce que nous cherchions.

Adios, donc, Raf Vallone réincarné... Mais Dieu, que cet homme était beau...

Nous quittâmes la fête avant qu'elle ne se terminât totalement, les clameurs s'échappant par les fenêtres grand ouvertes tandis que nous gagnions un banc pour quelques minutes d'attente, juste pour profiter du scintillement de la Tour Eiffel dans l'écrin des bâtiments solennels de l'Ecole Militaire.