samedi 14 novembre 2009

April in Paris

Pour hâter le retour du printemps, arôme de papier froissé, deux pages restées collées par hasard... ou pas.

Ca y est, les jours s'allongent et les ombres avec elles, voici venu le temps où l'on aime flâner, on se plaît à chercher l'aile d'une hirondelle, et l'on passe des heures aux terrasses des cafés.

C'est à ces moments-là que les jupes fleurissent, que les jambes des filles attirent les regards, il y a dans l'air du soir des mots doux qui frémissent, il n'y a plus de matins brouillés aux yeux hagards.

Tout paraît si léger et tout devient possible, on se prend à rêver, parfois à espérer; on attend tout d'un rien, tout nous semble accessible; un rien devient un jeu, une raison d'exulter.

Il ne faut parfois pas plus qu'un regard croisé pour se sentir soudain devenir roi du monde. C'est l'heure des frôlements, des gestes échangés, la valse hésitation, l'impitoyable ronde.

Dans l'air du soir frémissent des mollets dénudés, des épaules encore blêmes, des joues qui se rosissent. Le vent qui s'était tu fait soudain s'envoler la longue robe brune d'une blonde inconnue.

Instantané fugace d'une jambe exposée, un souffle de désir a envahi la rue. Et dans les yeux mi-clos des mâles aux aguets, les envies d'être sage tout à coup pâlissent.

Allegro ma non troppo

Je ne peux en aucun cas prétendre connaître la musique russe - il serait d'ailleurs présomptueux de ma part de prétendre connaître réellement quelque musique que ce fût, mon éducation n'ayant compris ni la pratique du moindre instrument, ni l'apprentissage du solfège - et encore moins des compositeurs tels que Rachmaninov, qui sont entrés très tardivement dans ma vie.

Quelle ne fut pas ma surprise dès lors de découvrir que l'un des concertos pour piano dudit compositeur (le n°18 en do mineur pour être précise) n'était autre que la base d'une rengaine sirupeuse datant des années 70 et remise au goût du jour par une de ces chanteuses qui font les choux gras des casinos de Vegas.

Double choc: mon inculture musicale en premier lieu, car je n'avais jamais entendu ce concerto, qui semble pourtant être l'un des plus célèbres de Rachmaninov, et ensuite devant l'audace d'un individu qui ne s'est pas foulé pour obtenir un morceau de ceux qui squattent la tête des charts pendant des semaines.

Renseignements pris, il apparaît que ledit personnage pensait (en toute bonne foi?) que la composition du Russe était tombée dans le domaine public.

Il peut sembler inutile de s'émouvoir, tout le monde a aux oreilles les accents d'un Gainsbourg reprenant Chopin, Brahms ou Dvořák entre autres.

Mais le rapport de Gainsbourg a cette musique semble diamétralement différent, ne choque pas, apparaît plus comme un clin d'oeil aux mélomanes de la part d'un fou de musique.

Est ce une forme d'anti-américanisme primaire que d'intenter ainsi une forme de procès en détournement sous prétexte que celui qui a réinvesti Rachmaninov est plus connu pour avoir écrit des morceaux sur la B.O. de Dirty Dancing que pour avoir laissé un véritable patrimoine musical en héritage?

C'est toujours possible...

La musique est un champ de possibles où les reprises et les emprunts sont légion. Un compositeur comme Mozart, dont la mémoire musicale est confondante - et il suffit pour cela de se remémorer l'anecdote du Miserere d'Allegri, entièrement retranscrit à l'issue d'une seule écoute et sans opportunité de prendre une note - a pu subir des influences multiples sans en être forcément conscient. Et il arrive parfois qu'à l'écoute de son oeuvre on se prenne à noter des similitudes avec tel ou tel passage d'un compositeur antérieur.

Peut-être est-ce aussi une des raisons pour lesquels nous naviguons tous sans trop de roulis entre les diverses époques qui ont marqué l'histoire de la musique, car dans chacune d'elle on décèle un accent, un bouquet de notes ou d'harmoniques dont la familiarité même lointaine rend soudain notre oreille plus réceptive.

Je me suis éloignée sans le vouloir de la musique russe, et chemin faisant, suis repartie m'égarer le long des chemins bordés de Köchel, de basse continue, d'aria da capo.

J'ai sans doute besoin d'un peu plus de temps pour pénétrer mieux la quintessence d'une âme slave que je trouve bien plus facilement dans la littérature, et avec grand plaisir.

Mais une oreille ne s'éduque qu'avec le temps, et je compte bien le prendre.

dimanche 20 septembre 2009

Bon anniversaire

Dans une semaine - samedi pour être plus précise - c'est l'anniversaire de C..., ma meilleure amie.

Oui, je sais, d'aucuns trouveront niais l'emploi de cette expression dans la bouche ou sous les doigts de quelqu'un qui a dépassé la ligne des 35 ans.

Il s'agit pourtant de la seule expression convenable, idoine, appropriée et ancrée dans la réalité. Ma (à moi, pas à mes voisins) meilleure (parce qu'à un niveau supérieur il n'y a personne) amie (ah qu'est ce que l'amitié, j'y reviendrai, mais c'est diablement plus difficile à trouver et à entretenir que l'amour au sein d'un couple, en un sens).

Au-delà de son anniver
saire (elle atteint l'âge vénérable de 37 ans, et ce avec une silhouette de gazelle et un minois de jeune fille; saluons l'exploit, même avec envie), il y a aussi matière à célébrer le moment de notre rencontre. Nous nous sommes, en effet, connues sur les bancs de l'école primaire bien que n'ayant jamais partagé la même classe.

Le mois de septembre est donc évocateur du moment où nous nous sommes parlé pour la première
fois. Par une suite de hasards malencontreux (plus de place en atelier cuisine pour elle et pas de choix pour moi qui étais absente le jour de la sélection) nous nous retrouvâmes dans l'atelier broderie des activités manuelles du vendredi après-midi.

La broderie...


Il suffit de dire que C... préfère de loin le fil de plomb des vitraillistes voire le fil à plomb des bâtisseurs à tout autre type de fil...
Quant à moi, j'ai démontré depuis que le maniement de l'aiguille ne ferait jamais partie de mes possibles talents (dans le cas contraire, les boutons que je recouds à grand-peine garderaient une position stable plus d'une semaine, je pen
se).

Bref, n
ous peinâmes (enfin je peinai, elle a le privilège d'être si habile de ses mains que même le point de tige lui était facile) sur un napperon floral du meilleur goût. Ah oui, il s'agissait là de véritable broderie, pas de tapisserie sur canevas pré-coloré...

Il convient là encore de préciser que nous fréquentions à l'époque une école républicaine et laïque au sein de la
quelle on eût pu penser que la vision de l'éducation des jeunes filles ne gardait plus trace de ce que Colette en décrit dans Claudine à l'école...
A nous imaginer sagement pe
nchée sur notre toile bardée de pointillés, on eût pu croire que planait sur nous l'ombre de quelque bonne soeur bienveillante.

Eh bien non!


A ma grande honte, et bien que plus de vingt cinq ans aient égréné leurs gouttes à la clepsydre du temps, je suis parfois, à l'occasion d'un déménagement ou autre mouvement de boîtes de rangement, confrontée à la visio
n de ce trésor archéologique que C..., conservatrice ès objets en tous genres, a précieusement conservé. Nous nous amusons en voyant la netteté avec laquelle se remarque la différence de jeté de point entre sa main (sûre et rigoureuse) et la mienne (brouillonne et pas du tout concernée).

Mais il m'est impossible de médire de cette broderie ou de cet atelier puisque sans eux je n'eusse jamais eu la chance de rencontrer puis de me lier d'amitié avec C... .

De fil en aiguille justement, elle m'invita chez elle pour me montrer une tapisserie que sa m
ère avait dans son cabinet de curiosités, euh, son salon. A partir de là, nous partageâmes une infinité de choses.

Nourries comme nous l'étions par l'esprit d'ouverture de nos parents, nous avions un terrain de jeu à l'échelle d'un monde, toute découverte nous était permise voire encouragée.

Elle jouait du violon déjà à l'époque, moi j'écoutais en reprenant sans technique mais avec conviction des airs d'opéra. Nous explorâmes donc les discothèques familiales avec attention, nous émouvant d'un Dido & Aeneas de Purcell, attentives à un concierto d'Aranjuez de Rodrigo, tentant de nos voix encore juvéniles de grimper à l'assaut des notes ve
rtigineuses de Der Hölle Rache, battant la mesure sur Paco de Lucia et son Entre dos aguas au point que la K7 a dû se démagnétiser.

Certains moment restent gravés plus que d'autres, comme le battement de son pied pour garder la mesure du Kanon in D de Pachelbel qu'elle déchiffrait, comme une série de fous rires pris sur un morceau bien particulier de Tom Waits, comme notre façon d'enchaîner à toute vitesse les répliques entrecroisées d'Armande et d'Henriette dans les Femmes savantes, comme nos tentatives de compréhension des notes de bas de page de Bruno Bettelheim dans sa Psychanalyse des contes de fées - mais peut être étions nous encore trop jeunes pour saisir les subtilités du monde psychanalytique, en tous les
cas cela nous démontra magistralement qu'en littérature les degrés d'interprétation ne manquaient pas et qu'il ne fallait jamais rien prendre pour acquis.

Nous n'eûmes pas que des bons moments, mais les mauvais relèvent de l'intime, leur présence est importante aussi pour cimenter une amitié.

Il semble rare, presque une forme de privilège, de savoir les partager tout en conservant une certaine forme de pudeur, et peut être est-ce cela qui nous rapproche encore. Nous nous connaissons à demi-mot, nous nous lisons à livre ouvert, mais nous avons encore énormément à apprendre l'une de l'autre, à échanger sans compétition ni surenchère, nous comprenant parfois d'un simple regard qui peut nous faire éclater de rire à la surp
rise des gens présents.

Peut être est ce cela tout simplement l'amitié ?

Une forme supérieure de compréhension, une acceptation de l'autre en dépit, peut être même grâce à ses différences d'opinion, un socle commun de valeurs et d'éducation qui font que l'on partage un même langage comportemental, une même syntaxe affective, un même lexique social, des a
ffinités qui se croisent, qui se développent, qui évoluent avec le temps, l'envie de se faire découvrir des choses que l'on a aimées ou de confronter à l'autre des choses que l'on a détestées.

C'est aussi accepter ce que l'on pourrait prendre pour des erreurs, tout en se refusant à réellement porter un jugement, quitte à prendre sur soi, car, qu'est-ce qui importe le plus ? Avoir raison sur des fondements souvent incomplets (car on ne vit que sa vie, jamais celle des au
tres après tout) ou accepter de se rendre compte que l'on a tort en partie mais en privilégiant un lien rare?

On a beau dire, seule une véritable amitié sait s'inscrire dans la durée et ce, sans les recours parfois faciles que l'on use pour aplanir les difficultés de couples.

J'ai partagé avec C... quatre fois plus de temps de vie qu'avec l'homme que j'avais épousé...

C'est dire.


Alors bon anniversaire, toi ma meilleure amie que j'aime de tout mon coeur, en attendant de lever mon verre aux années qu'il nous reste à partager...

(et comme dirait ton fils : "Tsin Tsin!")



jeudi 4 juin 2009

Nell’ora del dolore

Je n'ai jamais aimé l'opéra Bastille, pas par un snobisme effréné envers l'architecture contemporaine, non, mais parce que je me trouve chaque fois confrontée au même problème d'acoustique...

Sur les envolées de l'orchestre, une sorte de mur semble s'élever parfois et couvre - et c'est bien dommage - les voix notamment du choeur.

Il est donc heureux que la Tosca ne soit pas un opéra trop submergé de ces grands moments choraux, nonobstant, je persiste et signe puisque mon plaisir en a tout de même été un peu gâché au premier acte.

Passons...


A cheval donné on ne regarde pas les dents, et je pouvais déjà m'estimer heureuse de disposer d'une excellente place de parterre alors que cet oeuvre se donne à guichets fermés, paraît-il. Et puis, cela faisait bien longtemps que je n'avais pas vécu le frisson d'une voix en direct...

Autant dire que je guettais mon "e lucevan le stelle" en piaffant...


La mise en scène, et ses décors volontairement sobres mais judicieux, me surprit agréablement (si l'on excepte les premiers instant du dernier acte, sur lesquels je m'interroge encore, peut être devrais je revoir le livret de plus près, après tout), avec un parti pris de modernité me négligeant pas pour autant le clin d'oeil vers un univers que l'on imagine volontiers baroque - non pas d'anachronisme ici, je me réfère à une profusion de tentures et dorures comme on les privilégiait à la grande époque - en contournant habilement le piège si facile de la surcharge.


Je ne connaissais évidemment aucun des interprètes - puisque cela fait bien longtemps que je ne fréquente plus les salles - mais l'annonce du remplacement au pied levé de l'interprète du soir de Mario (initialement A. Antonenko) par un sieur Agafonov pouvait laisser présager le meilleur... ou pas.


Il ne manquait pas de bonne volonté et d'envie de bien faire, comme on peut l'imaginer, et puis la critique pour être aisée, n'en retire pour autant aucun mérite à celui qui dispose d'une maîtrise technique que l'on n'effleurera jamais. Il manquait toutefois ce je ne sais quoi qui décolle pratiquement du siège, qui donne la chair de poule, qui fait trembler... Et s'il s'en tira plus qu'honorablement, il faut tout de même le dire, en dépit de l'épidémie tussive qui semblait avoir gagné la salle à maintes reprises (la grippe A déjà???), il resta toutefois en-deçà de la force dramatique de son rôle de sacrifié au coeur si grand. Et puis, il faut bien l'avouer, après Placido... qui saura encore faire scintiller les étoiles dans l'eau qui borde nos paupières ?

Manque d'objectivité et parti pris, je l'admets volontiers (et que l'on ne vienne surtout pas me parler d'Alagna ou je fais une poussée d'urticaire).


Le Scarpia du sieur Morris n'avait rien de gentil mais péchait peut être par manque de machiavélisme affiché (c'est vrai tout de même, Scarpia c'est le vrai méchant par essence, méchant même après son trépas d'ailleurs). Lorsqu'il explique qu'il n'entend user de Tosca que pour mieux la rejeter dans l'oubli après consommation, on a quelque peine à le croire, il semble trop épris, et ça ce n'est pas vraiment l'idée directrice, hélas.

Et Tosca, est-on légitimement en droit de se demander ? Quid de la cantatrice qui clame "vissi d'arte, vissi d'amore" ? Adina Nitescu, jolie brune piquante, ne manque pas de personnalité, c'est le moins que l'on puisse dire. On peut même préciser qu'elle n'en fait pas trop non plus, ce qui est sans nul doute la chausse trappe majeure du rôle. Elle est à la fois amusante dans ses jalousies, touchante dans sa ferveur à la Madone, prenante dans le dilemme qui la torture.

Son "Vissi d'arte" s'envolait, doucement pour commencer, puis sûrement, vers les cieux d'une interprétation sans reproche lorsque... pour quelle raison, par quel mystère, sur ce "perchè Signore" si bouleversant que l'on se sent quitter terre, sa voix sembla se refermer, oh, juste un brin, mais assez pour ne pas laisser la note déployer ses ailes dans toute sa plénitude. J'en grinçai quasiment des dents, étouffant à grand peine un gémissement de dépit tant elle m'avait prise au jeu jusque-là.

Cantatus coïtus interruptus
s'il en est.


Certains - a posteriori - ont évoqué la perturbation créée par le changement dans la distribution, un décalage de fait entre les interprètes majeurs qui aurait créé une interférence.

Admettons, je ne dispose pas des éléments pour infirmer ou confirmer cette hypothèse. Je n'en garde pas moins un souvenir fort plaisant de cette soirée, en dépit du nombre cumulé de cadavres qui jonche les planches lorsque le rideau tombe. Il est certain que la Tosca n'est pas l'histoire d'une partie de campagne non plus et que Puccini ne donne pas dans la légèreté (il n'y a qu'à voir Mme Butterfly).

Mais comment se passer de ce frisson tragique?


Ah j'ai failli oublier... une direction musicale excellente, toute en finesse et en puissance à la fois, avec un Te Deum superbe, il convient de le préciser (pourquoi oublie-t-on toujours l'orchestre et son chef lorsqu'on parle d'opéra? Bonne question)

dimanche 24 mai 2009

Caeca invidia est

Ce n'est pas faute d'essayer de résister aux multiples tentations d'une société ultraconsumériste...

Ce n'est pas faute d'avoir renoncé à Satan, ses oeuvres, ses pompes et ses encarts publicitaires télévisuels (en dépit de la joie renouvelée que procure le décodage de leurs divers degrés de messages)...

Ce n'est pas faute d'avoir banni de mes périodes d'attente de traitement capillaire par petites mains professionnelles les pages glossy des magazines bon marché criant la facilité de se looker comme telle ou telle starlette...

On pourrait enfiler les anaphores des heures durant que le constat n'en demeurerait pas moins là, écrasant de culpabilité. Wilde prétendait - il avait ses raisons, indeed - qu'il pouvait résister à tout, sauf à la tentation; d'ailleurs, si nous n'y cédions jamais, quel serait l'intérêt de l'invention d'un principe comme celui de la rédemption?

Alors oui, tout en me disant que je cède ainsi à la compulsion qui fait que l'on attribue tant de faiblesses (le pluriel ne dilue-t-il pas l'impression?) à mon sexe, j'ai mes épisodes consuméristes à outrance.


Il est inutile de chercher à justifier l'achat de quatre paires de chaussures d'été en deux jours, le nombre de jours ensoleillés et cléments que nous réserve la saison ne suffira pas à établir un schéma de rentabilisation eu égard aux considérations fondamentales que sont les couleurs que l'on peut se laisser aller à porter, aux fantaisies autorisées le temps que dure une rose, aux matières tellement inconfortables que l'on préfère aller pieds nus dès que l'occasion se présente.

Confiteor quia peccavi nimis cogitatione (ah ces sandales rouges vertigineuses), verbo, opere et omissione, mea culpa, mea maxima culpa...

Mais de là à céder aux autres sirènes, ah mais non, on ne m'y prendra pas...


Excepté ce téléphone - si utile pour s'occuper chez le coiffeur notamment, mais aussi en se promenant les mains libres, permettant l'organisation inopinée de blind tests, servant de galerie virtuelle de poche, évitant de se salir les mains avec le New York Times (d'aucuns s'interrogeront sur l'utilité de la lecture d'une presse non seulement étrangère mais bien éloignée de nos préoccupations, mais justement... c'est là tout l'intérêt), offrant enfin la consultation hystérique et compulsive du Littré, du Trésor de la Langue française informatisé, du Cambridge, des horaires de cinéma du jour...

Et puis franchement, au-delà de ses qualités, mais aussi hélas, de ses limites techniques (comment cela je ne peux pas envoyer la photo tout juste traficotée de mes petits camarades aux absents?), l'objet est si joli en lui-même.

Indispensable, incontournable, primordial, vital, impératif, immanquable...


A se demander comment l'on a pu survivre sans lui jusqu'ici.

Le seul hic, il ne fait pas encore le café (mais suggère moults endroits pour l'aller savourer, donne quelques tips sur les façons idoines de le servir, etc.).


Et c'est là que la société de consommation vous rattrape...


A force de voir s'étaler sur les 4x3 parisiens le sourire Ultra-Brite d'un acteur américain qui sut émouvoir la ménagère de moins de cinquante ans férue de vibrations de défibrillateurs manipulés à grands coups de tuniques vertes (il faudra un jour m'expliquer en quoi les aventures d'une rate en voie de subir une ablation suscitent assez d'intérêt pour scotcher devant leur écran des millions de spectateurs en haleine), à force de s'entendre seriner "What else?" par toute personne dotée d'une lucarne HD ou non, à force d'entendre défaillir de vrais amateurs de café au souvenir des tasses compulsivement ingérées, j'ai fini par tester, l'été dernier, l'introduction d'une ravissante capsule de couleur métallisée dans une bruyante mais non moins rapide machine.


J'admets, l'effet était bluffant, tant par la qualité de la mousse supérieure que par l'odeur qui gagnait la cuisine pourtant ouverte aux quatre vents. Quant à la saveur...


Le démon de la surconsommation allait-il me gagner pour autant ?

Allais-je me ruer dans la première boutique d'électro-ménager pour rejoindre le club des maniaques de la capsule?


Non.


Enfin, pas tout de suite.

Les priorités que je m'étais fixées ne comprenaient pas de machine à café, aussi divine fût-elle (en revanche les huit paires de chaussures ouvertes acquises en prévision d'un été brûlant - qui s'avérerait probablement pluvieux - l'étaient totalement, c'est une évidence).

Mais il existe sûrement un dieu pour les amateurs de nectars parfumés et corsés, les addicts à cette nouvelle ambroisie pour insomniaques patentés, les gens qui ne sont pas raisonnables et s'enquillent un ristretto ou un lungo (dire americano chez les Italiens, quitte à s'attirer un regard méprisant ou amusé, mais bon, j'aime trop savourer mon café pour le boire en deux gorgées, vieux souvenir sans doute de l'impécuniosité des années lycéennes).

A l'orée du joli de mois de mai, il fut offert un de ces engins merveilleux qui percent et distillent les capsules en tasses fumantes à mon géniteur bien-aimé. Sa passion pour le café n'étant pas à la hauteur des bonds que je fis en voyant le carton d'emballage posé dans la salle à manger, et quelques kilomètres de supplications fébriles plus loin, je repartis chez moi, la main droite bien serrée sur la poignée du carton, et ne l'ouvris que pour installer la bête chromée et étonnamment peu encombrante sur le plan de travail de la cuisine, qui semblait avoir le juste espace nécessaire pour l'accueillir, non loin de la bouilloire (oui, on peut aimer le café et le thé à la même mesure) et du grille-pain.

Avais je donc réussi à assouvir mes fantasmes caféinomanes sans pour autant céder aux sirènes ultraconsuméristes?

Quand le Grand Jour viendrait, serais je épargnée par la purge qui ne manquerait pas de guetter les victimes consentantes de la Consommation ayant si longtemps tourné le dos, voire freiné sur la Révolution en marche?

J'avais un espoir, en effet, enfin jusqu'à ce qu'ils mettent la main sur ma pile impressionnante de chaussures (surtout celles fabriquées hors des ateliers français non encore fermés pour délocalisation en Chine ou au Sri Lanka), qui me ferait sûrement un bûcher approprié...
Hélas, trois fois hélas, il me fallut revenir bien vite à la raison...

La possession de la Bête chromée n'allait pas sans des virées dispendieuses au Temple de la Consommation (et si la Consommation devait avoir un temple, il reprendrait sans nul doute les lignes et les autels du N... Bar des Champs Elysées) pour aller quérir ma dose mensuelle de capsules.

Car, déjà plus accro qu'un héroïnomane cramponné à sa seringue, je ne pouvais déjà plus imaginer un matin sans le ronronnement de ma jolie machine.


Une chose cependant me rassure, la consommation à outrance de des divins breuvages ne rend toutefois pas addict à la personne de M. Clooney, ce qui m'eût profondément contrariée, en dépit de talents d'acteur et de producteur indéniables de cette personne.

Allez tiens, je vais de ce pasrevisionner O'Brother (where art Thou?) en sirotant un café...

lundi 23 mars 2009

Air du temps qui passe

Une époque se terminait là, à l'orée de cette photo. Celle des bandes insouciantes où se mêlaient les générations sans distinction. Nous entrions dans l'âge adulte, charriant le poids des heures de notes prises courbés dans des amphis ou dans des salles bondées. Nous avions choisi nos voies, du moins pour le moment, mais les retrouvailles effaçaient les différences d'intérêts, de talents plus ou moins développés.

En fait, au milieu du groupe toujours un peu plus important en fonction des copains et copines ramenés pour l'été, des nouveaux arrivants découvrant l'endroit et traînant maussadement en quête d'autres jeunes pour traîner ensemble l'ennui des vacances en famille, des visiteurs étrangers en échanges linguistiques, il restait un noyau solide, depuis la toute petite enfance. Un groupe de cinq du même âge à peu de mois près, trois filles, deux garçons, depuis toujours et puis un, deux de plus selon les étés et les vacances passées chez une grand-mère ou l'autre.

L'une des filles fut avant tout une amie, jusqu'à ce que les plongées maternelles dans les registres d'état-civil nous déterminent un lien de parenté - au 5e degré certes, mais qui nous emplit de joie - quant à l'autre fille je la connaissais mieux que quiconque puisque nous partagions une même chambre et les mêmes grands-parents. Nous étions donc habituées depuis toujours à passer le mois de juillet ensemble, même si je lui préférais un brin sa soeur aînée plus aventureuse et chef de bande-née. Nous avons partagé les goûters de pain et de pâtes de fruit engloutis dans l'impatience de bondir retrouver les autres au soleil, les tableaux de corvées de table et de passage d'éponge pour ramasser les miettes (épreuve redoutée et qui même maintenant... eeerk), les toilettes sommaires dans une maison encore frugale en équipements modernes, à se verser des cuvettes d'eau dessus, accroupie dans une baignoire de bébé (l'installation d'une douche-cabine par les mains du grand-père et du quatrième larron de la bande, cousin de nom et de coeur plus que de sang réellement et qui avait oublié d'être malhabile, alors que nous entrions dans la pré-adolescence nous parut un luxe incroyable), les séances de démêlage de longues tresses blondes par ma mère pestant et soupirant, habituée qu'elle était à une fille aux cheveux raides et courts.

Nous passions l'été au sein d'une famille bizarrement recomposée où mon oncle maternel trônait en
pater familias en l'absence du grand-père, où ma mère suppléait sa belle-soeur, en visite chez ses parents près du grand château aux portes de Paris, en gérant l'intendance de la maison, où mon père, retenu par son travail, osait parfois un aller-retour si un week-end se prolongeait d'un jour férié.

Conscientes d'avoir un rôle à tenir dans la maisonnée, fût-ce à reculons, nous nous partagions donc, selon un tableau digne d'un bureau d'études modernes, les tâches consistant à mettre et lever la table, nettoyer cette dernière, passer le balai dans la salle à manger/salon (ancienne salle de café/poste/boutique en fait) et vider et remplacer la caisse du chat, créature recueillie un peu par hasard par mes cousines et entourée de tous les égards par un oncle qui prétendait pourtant ne pas aimer les
miafres (mais il réquisitionnait tout de même sa deuxième voiture uniquement pour le confort de transport du farouche animal qui n'eût pas supporté une caisse plus petite qu'une de ces énormes boîtes en planches solides.).

Nous partagions aussi les fous rires sur les bancs d'église où on nous envoyait sans discussion possible le dimanche matin (aucune possibilité de fuir, c'était la porte immédiatement voisine) et où nous conservions par devers nous une partie de l'argent de la quête (selon une répartition honnête dont le diocèse ne saurait nous tenir rigueur puisque nous offrions de nos gateaux maison au curé) pour acheter des roudoudous (le luxe, 50 centimes pièce soit deux pour un franc) ou des Carambar (20 centimes soit cinq pour un franc, ce qui multiplié par trois généreux donateurs constituait un véritable butin pour le dimanche).

Nos journées se passaient dehors, en jeux sur les blocs de granit, tour à tour chateaux, forts yankees ou saloons du far-west, camps de sioux, tente caïdale au milieu du désert, en assauts menés sur la tour décatie du XIIe siècle. Nous dévalions des pentes sur des cartons empruntés avec des mines chattemites aux commerçants... pour transporter des livres oui... pour nos parents...

Nous construisîmes ensemble nos premières cabanes dans les bois, sommaires tout d’abord, puis plus solidement ancrées aux arbres, avec force ficelles récupérées à droite à gauche voire chipées en cuisine, avec des toits de branchages entremêlés et des sols de mousse sèche appliquée avec soin, avec, enfin, des cartons d’emballage empilés et découpés transformés en fauteuils ou en trônes. L’imagination ne nous manquait dans nos drôles de jeux de rôles et du haut du calvaire au panorama à perte de vue s’ouvrait devant nous l’étendue des grandes plaines de l’Ouest américain, le sommet devenait notre Mont Olympe ou redevenait une heure ou deux la massive forteresse prise aux Anglais par un connétable breton agonisant.

L’un d’entre nous vivait sur place, avant l’heure où les pensions l’accueilleraient loin du village pour une longue et savante scolarité, et il partageait volontiers avec nous les cabrioles des chatons que les deux chattes de sa maisonnée cachaient précautionneusement sous les déchets de bois taillé de l’atelier de son père et les promenades du poney caractériel que nous ne nous aventurâmes guère plus à monter après avoir tâté de ses dents en touches de piano sur nos tendres mollets. Nous partions en singulière procession dans les rues du village et les petites routes qui encerclaient la montagne, toujours accompagnés de deux ou trois chiens haletants au pelage parsemé de petites boules végétales qui s’agrippent au moindre poil, parfois l’un des chatons au poil angora tacheté comme par accident était juché sur la crinière, miaulant piteusement le temps qu’on le reprenne dans nos bras. Chacun rentrait chez soi pour le goûter ou le dîner, N... le premier, les heures de repas de la campagne étaient appliquées chez notre arrière-grand-tante, C... en second, sa grand-mère l’attendait, nous ensuite, parfois accompagnées d’E... qui, lui, n’avait pas d’horaires à proprement parler, et nous nous donnions rendez-vous dans le quart d’heure pour reprendre nos jeux ou, plus tard, pour simplement flâner sur la pierre encore chaude de la croix de pierre au centre de la place.

Finalement, c’était aussi bien que d’avoir des frères et sœurs mais sans les inconvénients que peuvent apporter la pratique quotidienne, la promiscuité et les chamailleries. Nous nous étions choisis en un sens, nous nous disputions mais cela durait peu et surtout n’avait pas d’incidence sur le fonctionnement familial.

Nous connûmes ensemble les premiers bals et permissions de minuit. Nous dansâmes ensemble les premiers slows estivaux, parfois en riant tellement que nous n’arrivions pas au terme de la chanson.
Hotel California fut, en particulier, une expérience excellente en matière de formation au mal de mer.

Nous eûmes des soirées d’août allongés sur l’herbe à regarder les étoiles en bavardant mollement, des soirées d’ébriété chez nos aînés qui avaient leurs maisons familiales pour leur seul usage, nous finîmes tous par avoir les pieds mouillés, voire plus, après avoir été jetés dans la fontaine par le reste de la meute.

Nous connûmes les cigarettes clandestines, fumées loin des yeux parentaux, les premiers cocktails détonants où la vodka et le whisky coulaient à flot, les soirées à faire claquer les cartes sur les tapis verts élimés, tarot, belote,
couenche (variante stéphanoise dont l'orthographe mériterait d'être vérifiée). Nous échangeâmes nos premières impressions sur un monde à refaire, sur la complexité (jamais démentie) des relations filles/garçons, hommes/femmes, vautrés dans les canapés de velours de l'immense pièce à vivre des parents de C... ou allongés sous le soleil brûlant qui ne réchauffait jamais assez l'eau des lacs voisins.

Nous connûmes la tristesse et le deuil, des départs annoncés ou trop soudains, au détour d'un virage; notre petit monde préservé n'était pas pour autant dépourvu de réalités premières.

Nous grandissions, atteignions bon an mal an, et avec les hoquets que réserve la vie, l'âge adulte. Nous avions élargi nos horizons, eu la chance de voyager, parfois loin, pour certains, très loin même. Nous avons fait des choix, construit des châteaux de sable et d'autres d'un granit plus dur que celui des rochers que nous escaladions, enfants. Les bornes de pierre qui encerclaient le piédestal de la statue du Grand Connétable (localement dénommées
bitarrous) hébergeaient désormais les jeux des générations suivantes, petits-neveux, petits-cousins, initiés à leur tour aux joies de ces étés parfois rudes, mais confraternels en diable.

Il demeurait, en ce lieu de villégiature hors du temps, un charme indéfinissable, celui de l'innocence absolue, celui des jeux où ne compte jamais le luxe des jouets que l'on peut avoir d'ordinaire à sa disposition. Et que l'on soit adepte de la bière au comptoir d'un pub ou de flûtes de champagne tintant dans des salons dorés, à l'heure où le soleil dore les pavés de la place et fait rutiler leurs parcelles de mica, alors que les enfants profitent des derniers moments de liberté avant le bain et le dîner, nous levons nos verres de kir, de Perrier ou de Ricard au temps qui passe et aux joies simples qui demeurent, réunis aux tables des terrasses qui ont fait leur retour.

Fin de journée à Montsouris

Le Parc Montsouris, un samedi de printemps à l'air encore vif mais sans nuages, il est près de six heures du soir.

Le soleil qui réchauffait et tenait à distance la fraîcheur des pelouses sur lesquels on s'assied ou s'allonge encore prudemment lance ses derniers rayons, à l'aplomb d'un immeuble voisin. Bientôt, il faudra replier la nappe qui sert de tapis, ramasser les quelques jouets épars, délaissés aussitôt que sortis, l'attention des tous petits enfants n'étant pas réputée pour sa constance.

La file des gourmands tendant les mains vers leurs gaufres trop chaudes s'est clairsemée, ce serait l'heure idéale pour aller chercher ce café qu'il a fallu patienter si longtemps pour obtenir.

Le petit garçon et son père qui jouaient au football avec un ballon coloré sont partis, emportant avec eux les regards envieux du petit chat qui aurait bien joué avec ce ballon-là, qu'il aurait pourtant eu grand-mal à prendre dans ses mains encore miniatures, emportant avec eux la maman transie qui avait drapé le blouson de son fils aux joues rougies par les courses sans fin après la sphère multicolore autour de ses genoux.

C'est l'heure où les prénoms résonnent, tirés de classiques, plus exotiques parfois, mais toujours avec ce ton définitif qui marque la fin des jeux et l'heure du départ.
C'est le moment que choisiront les canards pour retrouver le centre du petit lac, gavés de pop corn et de quignons de pain rassis, reprenant enfin leurs droits sur leurs promenades terrestres, sans risque d'y laisser quelque plume.

C'est à ce moment là que les dames âgées tapotent d'une main leur indéfrisable et resserrent leurs foulards autour de leur cou grêle, jetant un dernier regard en coin au compagnon de banc qui leur a gentiment fait la conversation, donnant un rendez-vous tacite, et non sans coquetterie, pour le lendemain, si le soleil est là, n'est ce pas?

Les coureurs, et joggers, et autres gens pressés de compter leur pas et le rythme de leur coeur, profitent de la fraîcheur soudaine pour aller sans zigazguer entre les pièges tendus par les poussettes abandonnées ça et là, les tricyles renversés, les tentatives hasardeuses des plus grands de lancer leur bicyclette sans les roues d'appoint. Le rythme de leur pas n'a plus d'écho dans le murmure des sabots des quatre poneys que chevauchaient encore il y a une heure, fiers comme des chevaliers du temps jadis, les enfants qui réclamaient un tour de plus tant celui-ci est bref.

Le flux de la foule s'amoindrit, avalé par les portes de sortie qui donnent sur l'avenue Reille, l'avenue René Coty, les escaliers de la rue Gazan, le boulevard Jourdan et le glissement de son tramway qui a encore l'éclat d'un sou neuf.

Sur les pelouses, en dépit de l'humidité qui commence à percer les multiples couches de vêtements, quelques groupes adolescents, quelques adultes s'attardent, certains vidant le reste d'une bouteille de vin dans des gobelets sans plus avoir à craindre le regard désapprobateur (ou envieux?) des mater familias.

Tout le monde regarde le ciel rosir et se demande si demain... Puis, tous, retiennent un frisson, car la fraîcheur du soir se fait soudain plus présente. Les enfants rêvent aux balançoires, aux frasques de Guignol, aux courses effrénées sur les grandes pelouses, les adultes planifient les incontournables bains où flotteront sans doute quelques brins d'herbe collés aux mains poisseuses de goûters, aux nuques humides encore de la sueur des jeux, le repas sera simple et rapidement expédié.

Tout le monde aspire au repos, au calme, à la chaleur réconfortante de la maison que l'on a pourtant quittée à toute hâte tant il semblait dommage de perdre quelques minutes d'ensoleillement.

Demain, peut-être, il fera beau...

Demain, peut-être reviendrons-nous au Parc Montsouris.

samedi 14 février 2009

France Cultissime

Les réveils de semaine sont bien souvent pénibles. Ils sont synonymes de précipitation - que ne ferait-on pour voler quelques minutes de songes douillets en plus - de regards angoissés vers l'oeil rouge des chiffres qui volent à toute allure et ne freinent jamais leur progression, hélas.

Ils sont de longs moments de réflexion passés à guetter les bulletins météorologiques pour mettre au point - avec la même rigueur qu'un technicien de la NASA étudiant l'isolation d'une combinaison pour sortir dans l'espace - l'assemblage des couches aux matières variées garantissant l'absence de frissons qui hérissent la peau et agitent de désagréables vagues un épiderme soudainement exposé aux rigueurs de la bise. L'assemblage technologique qui en ressort ne doit pas, cependant, présenter de faille chromatique trop perturbante (ainsi on s'abstiendra d'adjoindre une veste bleu canard - en dépit de son col fourré si réconfortant - à un pull rouge sang de boeuf, sous peine de nausées visuelles).

Ce temps de réflexion implique comme déjà évoqué une connaissance vague des conditions climatiques (le choix de chaussures étant, quant à lui, intimement lié au coefficient d'humidité voire de glisse des trottoirs parisiens, et qui évoque choix de chaussures induit, de façon incontournable, l'élaboration d'une réflexion quant au choix d'un sac idoine) et cette connaissance ne se peut gagner qu'en ouvrant une fenêtre sur le monde extérieur.

Oui, enfin, virtuelle la fenêtre, histoire de ne pas être tentée de rejoindre l'abri douillet de la couette par suite des effets thermiques de l'imprudente sortie d'un bras nu qui irait replier les volets.

En l'absence de téléviseur à portée de lit -ou à portée tout court en fait - ou d'ordinateur connecté en raccourci à Météo France, il ne reste plus que la radio...

Oui, mais quelle radio?


Cela fait plusieurs années que je cherche la fréquence dont l'écoute matinale réunira les multiples avantages de me donner l'information dont j'ai besoin quant à l'actualité, internationale, nationale mais aussi locale, de m'épargner les bêlements du péquin lambda dont on sollicite de plus en plus l'opinion et qui, franchement, m'atterre par sa bêtise et ses parti-pris, de me donner l'information climatique dont dépend le déroulement frénétique des minutes actives qui suivront, mais qui aura - en sus, histoire de relever le niveau d'exigence - la grâce de ne pas m'imposer de musique criarde, de spots publicitaires dignes des temps de postes à galène, de développements sans fin sur les hoquets du CAC 40 (dont je me fous royalement, entre nous soit dit).


Plusieurs années furent passées à écouter France Info... La récurrence des "flash" d'actualité sans détails et les opinions hautement subjectives de certains chroniqueurs (e.g. Davidenkoff le mercredi matin) parvenaient à faire de moi un véritable Jack in the box, mais mes tenues vestimentaires s'en ressentaient. Je cherchais tant à fuir ces échos dissonants que je me contentais d'attraper, au petit bonheur la chance, le moindre vêtement qui me tombait sous la main.
Résultat: rhumes attrapés dans les courants d'air faute d'un nombre de couches textiles suffisant, agacement de devoir subir de nouveau lesdits flashes (mais plus les chroniques, heureusement) pendant le trajet en voiture, vision étriquée d'une information que l'on livre désormais empaquetée dans l'opinion du journaliste qui a pondu les brèves.


En effet, depuis quelques années, afin d'inverser la tendance qui faisait de la presse une complice du pouvoir, et afin - semble-t-il - de se dédouaner de l'étiquette post-gaullienne d'une presse muselée, les journalistes des générations montantes n'hésitent plus à sortir des énormités, voire à ne pas croiser leurs sources, pourvu qu'ils en retirent une réputation de franc- tireur.

Lorsque vous avez à connaître d'une affaire en particulier et que vous les prenez sur le fait, ils sont, bien évidemment tout disposés à publier un démenti - si tant est que vous parveniez à démontrer la justesse de vos propos, en dépit des preuves apportées et des lois de la logique la plus élémentaire - mais chacun sait que les démentis sont souvent plus pris comme un moyen d'apporter de l'eau au moulin du propos mensonger initial (la justification a posteriori étant humainement considérée comme un moyen inefficace de tenter de dissimuler une faute).

Après tout qu'importe que la vérité soit (largement parfois) écornée : le journaliste a prouvé qu'il n'était pas at the Government's beck and call .

Cette dérive a tant touché la presse écrite - particulièrement avec le départ en retraite des anciennes générations - qu'il n'est guère plus que le Canard Enchaîné que je lis sans mettre tous mes radars en alerte (pourvu que ça dure), la politique de cette publication ayant toujours été le croisement systématique et préalable des sources.


Pour le motif que je viens d'invoquer, je me privai donc aussi de l'écoute matinale de France Bleue Ile de France, la période de la campagne électorale ayant été fort dommageable pour mon sens de l'équité et de la liberté d'expression. Car enfin, est-il admissible que deux journalistes recevant les appels du public (vox populi) puissent s'amuser à faire assaut de causticité ou de condamnation péremptoire dès lors que l'avis du péquin en ligne diffère du leur? Leur tribune n'était elle pas justement présentée comme un laboratoire d'opinions multiples et que l'on pût confronter ?

Hélas non, plutôt que de se borner au rôle de médiation qui est le leur, ils creusaient les tranchées et accentuaient les clivages dans le sens qui leur conférait la médaille de la sacro-sainte indépendance journalistique déjà évoquée.

Qu'ils prissent parti pour un autre camp ce faisant ne devait pas toucher plus profondément que cela leur conception de la déontologie.

Puisqu'il était écrit que je ne pourrais me réveiller sans être exposée à des opinions déjà formées, je me résolus alors de trouver l'antenne qui m'en fournirait une variété conséquente, saupoudrée d'une pincée d'analyse brillante et polémique, en confrontant des chroniqueurs aux opinions différentes voire opposées, mais dotés de l'intelligence qui permet le débat réel et non la superposition de monologues stériles.

Dieu merci, cela existait, sous la houlette d'un journaliste animateur sensé sachant ramener le calme, le cas échéant, et cela se passait sur France culture.

Se réveiller en écoutant Ali Badou interroger plus qu'intelligemment un invité, se sentir un peu plus cultivé en écoutant Alexandre Adler livrer son billet sur l'actualité internationale, s'amuser de certaines indignations d'Alain-Gérard Slama - toujours livrées dans un français ô combien parfait et doux à entendre - et découvrir la face cachée du monde grâce à l'ironie subtile et parfois mordante d'Olivier Duhamel... quel bonheur!

Hélas, trois fois hélas, afin d'avoir ma dose quotidienne de joie corticale, je me trouvais souvent encore dans la salle de bain à l'heure où résonnait les notes de piano annonçant le début de la Nouvelle fabrique de l'histoire, ce qui ne me mettait guère en avance pour aller travailler.

Un investissement technologique me permit toutefois de différer ces moments de bonheur au trajet menant à mon petit bureau... on appelle cela le podcast et, qu'il pleuve, vente ou neige, qu'il fût 8h45 ou 19h30, je pouvais à l'envi m'auto-infliger mon fix quotidien d'intelligence et d'actualité en tous lieux.

Il va sans dire que la nécessité de quitter la niche douillette de mon domicile et le doux son de la matinale de France Culture à temps induisit que je trouvasse une autre antenne pour le moment du réveil...


Surtout que, je le confesse, je commençais à tellement me sentir en famille en écoutant la bande à Badou que je me rendormais parfois comme dans ces soirées où, enfant, on sombre dans un coin de salon tandis que les adultes discutent de questions d'adultes.

Le hasard d'un coup de main mal placé au moment d'éteindre le radio-réveil me fit passer sur BFM et ,moi qui me tamponnais savamment le coquillard avec une patte d'alligator femelle (l'expression est d'une de mes tantes chéries - redde Caesari quae sunt Caesaris, et quae sunt Dei Deo) du CAC 40, j'en pris de telles overdoses que j'en arrivais presque à songer qu'il serait pertinent que j'en vinsse à me constituer un portefeuille d'actions!

Si j'avais le maniement de la molette un peu moins hasardeux, je tâcherais désormais de trouver - enfin, hélas je dois glisser dessus sans m'en rendre compte - France Inter, qui m'a été recommandé par des auditeurs fidélisés et fiers de l'être, gens au goût sûr je pense, qui plus est.


Ou alors, il ne me reste plus qu'à en appeler à la débrouillardise de mes pairs pour me signaler un engin de réveil me permettant de quitter le sommeil en écoutant la BBC, sans pour autant déménager mon ordinateur au pied de mon lit.

Si quelqu'un a une idée, je suis preneuse.
Aux longues heures du jour heureusement, les choix d'écoute s'élargissent aussi et - grâce à un logiciel dont il n'est pas utile de rapporter le nom - les vastes prairies du podcast s'ouvrent désormais à mes oreilles avides.

samedi 24 janvier 2009

Sainte Mondane

J'ai essayé mon nouveau scanner en prenant une vieille photo qui quitte rarement mon portefeuille, prise dans le parc de la maison de Dordogne, et montrant mon grand-père, un peu avant la cinquantaine, avec un des chiens.


La qualité de numérisation en agrandissement m'a permis de découvrir que toute une partie du parc avait été modifiée avant ma naissance et que ce que j'ai toujours connu comme un espace ouvert et dégagé autour d'un bassin au jet d'eau interrompu - que ma grand mère s'est toujours refusé à voir transformé en piscine, tradition que mon oncle maintient *- était à l'époque au centre d'un bosquet touffu dont l'entrée semblait gardée par deux murets ne se rejoignant pas.


* Août 2009: surprise, une photo reçue alors que je me trouve loin de là montre la surprise qu'il avait réservée à ses enfants et invités de l'été... un bassin réformé, présentant désormais des courbes alanguies, l'eau transparente et dénuée de cette coloration azur artificielle affleurant la bordure de pierre du pays. Je lui ai donc promis de corriger mes assertions bloguesques en conséquence, en attendant l'année prochaine de pouvoir enfin aller barboter dans cette petite merveille de naturel.

Je comprends mieux toutefois la position qui m'avait toujours semblé saugrenue de la table en pierre kitschissime aux pieds de ciment sculptés comme un tronc sortant du sol et dont le plateau est aujourd'hui rongé de mousse. Il semble que ce so
it l'installation devenue nécessaire avec le temps, d'une cuve de gaz - aujourd'hui disparue - qui ait condamné le muret et les arbres avoisinants à une mort certaine. Il faudra que je demande à Papa, il doit se souvenir.

J'ai aussi noté que la hauteur des buis taillés dénote une main plus professionnelle que celle de mes cousines ou encore la mienne, fut un temps. Amusant comme une maison qui ne m'a jamais semblé plaisante lors du mois de vac
ances d'été obligatoirement passé chez ma grand-mère (du temps où mon grand-père était encore en vie, le plaisir existait, oui, mais il ne dura guère, hélas) me donne aujourd'hui des bouffées de nostalgie...

Abusant à loisir de mon statut d'aînée des petits enfants - et à ce titre, de princesse gâtée par son grand-père et prudemment é
pargnée par ma grand-mère, femme exigeante et omniprésente - j'avais pris d'office mes quartiers dans la chambre d'enfant située au centre du palier du premier, petite et intime, blottie entre les deux immenses chambres à cheminée (jamais vu l'une d'elles fonctionner en revanche) et double exposition, les fenêtres à l'arrière donnant notamment sur la falaise à laquelle la maison s'adosse et où nichent renards et chouettes, dont on peut voir les yeux luire si l'on agite une lampe de poche. Cette pauvre falaise a perdu bien des plumes, et bien des troncs, lorsque la tempête de 1999 s'en empara et la malmena tant et bien. Le travail de titan que fournit depuis mon oncle pour la dégager tout en lui gardant son équilibre offre enfin un résultat visible, mais les cicatrices de pierre crayeuse demeurent encore, ça et là, bien présentes.

Du vivant de mon grand-père, ce dernier ouvrait la porte le matin et laissait le chien s'installer sur le tapis, de façon à ce que mon premier geste soit pour lui (j'ai toujours adoré ce chien là oui, sa disparition m'a anéantie autant que celle de mon grand père, dont il était le seul vestige, un an plus tôt). Après le petit déjeuner, je recevais solennellement, toujours de la main grand-paternelle, le demi-sucre auquel le chien - nommé Yang par mon oncle qui, comme moi plus tard avec ma chienne, avait jugé plus pertinent de confier l'animal à ses parents, disposant de plus d'espace, vu qu'il s'agissait, drôle de coïncidence aussi d'un chien-loup mélangé à Dieu sait quoi - avait droit.
Le mot "promener" et la main tendue vers la laisse accrochée dans l'entrée le mettaient dans des états proches de l'hystérie. Mais n'est-ce pas souvent le cas des chiens domestiques de par le vaste monde?

Nous prenions la route dite "du Port" qui rejoint et longe la Dordogne à pied ou à vélo. En hiver nous ramassions des galets plats sur la plage sans jamais pouvoir battre nos pères aux ricochets (des années d'entraînement sûrement), en été nous tâtions du bout du pied la température de l'eau dans laquelle no
us serions autorisés à nous baigner mais seulement dans l'après-midi.

Les jours de pluie, je prenais l'escalier jusqu'au grenier, qui recélait des trésors dans de multiples recoins. Une lampe et les ouvertures en oeil de boeuf permettait de lire un des ouvrages attrapé dans une des bibliothèques débordantes, sur un vieux lit d'enfants en métal peint de blanc, recouvert de coussins aux teintes fanées et de dessus de lit trop usés pour l'étage. Après la disparition de ma grand-mère, mon oncle m'offrit de prendre tous les livres que je jugerais bon de choisir, et j'
eus la surprise de découvrir en double – voire en triple exemplaire - l'intégrale de l'oeuvre de Péguy et de Claudel que je mis de côté pour des lectures à venir. Je découvris aussi plein d'ouvrages sur l'architecture romane, des romans pour jeunes filles, peut-être, je ne les ai pas ouverts, de Duhamel, qui devait connaître un succès certain puisque lui aussi figurait en double. Parfois, nous montions le train électrique aux voitures émaillées ou tentions de faire tenir une construction hasardeuse à partir du Meccano légèrement rouillé. Au dessus du lit, de vieilles photos ou chromographies, un casque militaire rouillé qui se trouve désormais dans une des armoires paternelles. Les jours de soleil, la chaleur rendait l'atmosphère du grenier irrespirable et je gagnais la fraîcheur de la salle à manger pour lire avidement un des livres découvert au hasard.

Les petits déjeuners d'hiver, à la Toussaint notamment, prenaient un air de fête. La proximité des fermes voisines nous permettait d'aspirer au Graal introuvable à Paris: l'oeuf coque et ses mouillettes de pain taillées dans de larges tranches. On étalait la nappe à carreaux sur la grande table de bois qui occupait l'ancienne cuisine, au vu de l'immense cheminée où se nichait alors la cuisinière/poêle
à bois inutilisée, et que la construction d'une extension au dos de la maison avait grandi au rang de salle à manger, pièce de vie commune, comme en témoignaient les fauteuils dispersés dans ses recoins. Près de la porte donnant sur le couloir de l'entrée, deux armoires massives se faisaient face, l'une contenant la vaisselle, l'autre les ustensiles de cuisine.

Le fauteuil crapaud anglais de mon grand-père, toujours connu recouvert de velours ras vert - mais qui avait vécu quelques années revêtu de toile rayonnée ponceau, comme le montre le pouf qui lui correspond et qui m'est revenu - se trouvait contre le mur et permettait une vue d'ensemble de la pièce. C'est là que je le trouvais le matin après avoir descendu en chaussettes - et avec l'assurance de me faire tancer pour cela - l'escalier de bois sombre qui tournait sur lui-même dont la boule de rampe de cristal taillé, rendue opaque par toutes les mains qui l'avaient usée me paraissait fascinante. Les murs de l'escalier accueillaient quelques dessins sous cadre et peut-être un petit paysage mais qui ne me revient pas en mémoire. Je me souviens d'y avoir vu en revanche un dessin satirique représentant Napoléon se tenant la tête probablement à la suite d'une extravagance de Joséphine.

Les murs étaient recouverts de tapi
sserie sombre, comme il se doit. Sous l'escalier était placé le sombre cagibi aux porte manteaux et parapluies innombrables, lieu de cachette merveilleux pour les parties de cache-cache des jours pluvieux. On nous avait cependant recommandé de prendre garde au trou qu'il comportait en son plancher et dont l'avantage était de pouvoir glisser un parapluie aux malheureux pris par la pluie réfugiés dans l'immense cave de plain-pied qui devraient se risquer sous le déluge pour gravir le perron ou, pire, contourner la maison et rentrer par la porte d'office.

L'entrée avait des teintes capucine vieilli par le temps. Sur un des murs, une dépouille de jeune crocodile, rapportée par mon grand-père de Madagascar - à moins que ce ne fût mon oncle qui l'eût offerte à ses parents, la question relevant désormais de la légende familiale - vous fixait de ses yeux de verre en étirant ses pattes vides. Deux trois cadres entomologistes et leur diversité de
papillons me dégoûtèrent à vie de ces créatures graciles dont le corps velu ne laissait de me répugner. Au crochet mitoyen était la clef de la porte d'entrée, dont le bois sculpté figurait à l'extérieur deux salamandres que séparaient un filet ou trônait un heurtoir ferronné noir et mat. Le grain piqueté du corps des salamandres me fascina à une époque et je passais les heures où la famille se répartissait entre sièges et sol sur le perron à en caresser le dos.

La salle de bains moderne
qui avait été adjointe à la maison, ma grand-mère ne plaisantant pas avec les choses de l'hygiène, fut l'occasion de bains enfantins pris dans les rires – ma cousine Stéphanie et moi n'ayant que deux ans d'écart, il était aussi facile de nous mettre à tremper ensemble pour nous faire tenir tranquille – de tentative clownesques de maquillage avec les fards peu utilisés avec le temps de notre grand-mère puis, plus tard, bien plus tard, de scènes moins drôles et de l'apprentissage de la fragilité qu'induisent la vieillesse et la maladie qui déforment le corps, lorsque nous dûmes, non sans que nos pudeurs à toutes en prennent un coup, aider celle-ci à une toilette que ses pauvres mains déformées ne lui donnaient plus le loisir d'exécuter seule.

C'est dans des moments comme cela que l'on réalise à quel point la responsabilité de prendre soin de nos aînés, pour être pesante, n'en est pas moins incontournable. Quelle que soit la cha
leur des liens qui nous relient à eux, il n'en demeure pas moins que ce devoir nous incombe à plusieurs titres. Préserver leur dignité, pourtant diablement écornée par le fait de se livrer ainsi, dans la fragilité d'une nudité qui se recroqueville de honte devant la trace du temps et des souffrances physiques, dans l'horreur des blessures que font naître les handicaps accumulés et le tribut payé au temps qui passe sur les chairs immobilisées. La peur de faire mal en n'étant pas assez délicat, de montrer ce dégoût insurmontable d'une chair que l'on ne devrait connaître que voilée dans ses tuniques et pèlerines, ces regards qui se fuient pour éviter les larmes de gêne de ce qui fut une figure de commandement et qui n'est désormais plus qu'attente désespérée de recouvrer ce semblant de superbe interdit par l'humiliation passagère. Mais, dans l'absolu, eût-il été plus digne de laisser ce corps sans soin. N'était-ce pas une façon de laisser flotter un peu d'amour dans une relation plutôt conflictuelle de reine-mère à petite princesse colérique et rebelle?

La terrasse blottie dans l'angle formé par la maison et son extension et protégée par des murs sur trois côtés, non du soleil mais du vent, ne servit pendant des années qu'à étendre le linge. Mon oncle eût un jour l'idée d'y mettre parasol et meubles de façon à ce que nous pussions y prendre nos déjeuners estivaux par temps de grosse chaleur. Les fins de repas s'alanguissaient autour d'un café, parfois éveillés par les pitreries ou les chansons des plus petits, reprises en choeur par les plus grands.

D'or
dinaire, ces repas conviviaux auxquels étaient souvent conviés des amis de passage, car l'endroit était avant tout lieu d'échanges et de partages, se prenaient dans le parc. Avant qu'elle ne fût rasée pour des raisons encore mystérieuses à mes yeux trop jeunes, la tonnelle de buis qui bordait l'allée centrale et dont le centre était occupé par une de ces drôles de tables déjà évoquées offrait l'ombre idéale pour les déjeuners de plein air. Avant que ne soit porté le dessert, les enfants que nous étions avaient même le droit d'aller courir ou de lancer une partie de cache-cache entre les rangées de buis solennelles ou celles plus modestes du petit labyrinthe qui entourait la fontaine vide et obligeait à ramper sur le sol pour ne pas se faire voir. Ensuite, nous dressâmes les tables sous les prunus mais le charme n'était déjà plus le même.

A l'autre bout de l'allée, au plus près de la route menant au bourg, trônait le pavillon. Lui aussi avait bénéficié de quelques améliorations qui avaient permis d'en faire une maison indépendante que les brus se disputaien
t volontiers pour ne pas avoir à vivre sous l'oeil acéré de la reine-mère. Ses murs jaunes étaient égayés par des volets d'un vert anglais que Maman changea en brun un jour où, lasse de décaper pour traiter, enduire et repeindre, sous peine de se voir taxer de fainéantise, elle choisit un produit traitant et couvrant plus rapide. Je pense quant à moi que ce vert lui griffait les yeux et qu'elle complotait depuis longtemps d'en changer la couleur. Petite maison carrée à deux chambres et une vaste pièce commune où un poêle à bois donnait de la chaleur, le pavillon offrait la seule possibilité de faire le mur, en prenant garde à se protéger des orties qui s'étendaient sous la fenêtre de la chambre d'enfants, à l'heure de la sieste obligatoire des jours brûlants. Pour peu que nul adulte ne fût en vue au soleil – il fallait en effet prendre garde à ne pas tomber nez-à-nez avec Mum qui, ne craignant ni la chaleur ni l'exposition prolongée de sa peau méditerranéenne, pouvait s'être installée par là – on pouvait, en longeant la clôture, en rampant derrière le noisetier et le pommier gagner l'abri d'un haut écran de buis que l'on suivait jusqu'au dos de la fontaine pour grimper un peu plus à flanc de falaise et rejoindre la réserve d'ardoise que nous rêvions, vainement, de transformer en sanctuaire.

Cet endroit portait, et porte encore, le surnom à la fois bien vu et explicite de Sainte-Colique – donné probablement par les générations plus anciennes, qui avaient de l'imagination. Il s'agissait d'une de ces petites constructions qui émaillent les parcs romantiques français. Pierre blanche, architecture classique, une porte au niveau du sol surmontée d'une niche où se logeait un buste, abritant un cabinet d'aisances datant de l'époque précédant l'installation intra muros de telles commodités. La partie supérieure, sous le toit pointu en ardoises, était accessible directement grâce à la pente à laquelle le bâtiment s'accotait. Deux marches ouvraient le passage vers une petite pièce à fenestrons tournés vers l'arrière, dans laquelle étaient stockées les innombrables rangées d'ardoises supposées servir à réparer un défaut sur le toit de la grande maison.

Nous y avons passé un temps infini, gravant mille riens d'une pointe de caillou, taillant des pointes de flèches, des sculptures barbares, rêvant de bazarder les ardoises et de les remplacer par des couvertures, des coussins, une lampe tempête, d'y apporter nos secrets, nos poupées, nos livres. Les ardoises eurent pourtant gain de cause et Sainte Colique resta dévolue à leur garde. Le temps (et peut être le fait que nous les ayions rigoureusement piétinées sans pitié) démontra cependant l'inutilité de la chose, aucune d'entre elles n'ayant pu être prise pour la dernière réfection du toit. Il va de soi que mes cousines et moi-même gardâmes un silence prudent sur les hypothétiques motifs de casse.

Une année pas si éloignée de celle-ci, mes cousines, de grandes aventurières elles aussi bercées, mais avec plus de conviction que dans la mollesse du 14e, par l'esprit Baden-Powell – rendu obligatoire oui par l'influence forte de notre grand-mère qui y trouvait là la quintessence de la formation pour une jeune fille, entre religion et débrouillardise, entre esprit de troupe et charité aux nécessiteux – s'amusèrent à dresser une tente dans le parc, pour séduire leurs très jeunes cousins par branche maternelle réfractaires, et comme on les comprend, à la seule idée de la sieste imposée. Il va sans dire que les premiers jours furent passés à tenter de convaincre la plus opposée au contact du sol nocturne sous son dos - je n'en gardais des mes expériences scoutes nul souvenir plaisant - du charme d'une nuit passée hors les murs mais, toutefois, à l'intérieur de la propriété... Vu que la tente était dressée à moins de 20 mètres du pavillon, nous ne risquions pas de nous faire dévorer par des loups non, mais le sol n'étant pas plan à cet endroit, et à mon âge... mon dos... Je cédai.

Nous retrouvâmes donc les bonnes habitudes de troupe, bien que n'ayant pas fréquenté la même, guettant l'extinction des feux définitives de adultes pour nous glisser hors de notre abri et nous installer en rond dans l'allée avec toutes les denrées que nous avions pu chiper dans les placards (sirop de menthe prudemment dilué à l'avance, biscuits arrachés à a convoitise des enfants, cigarettes pour Stéph et moi, sa soeur étant trop sportive pour s'adonner à cela). Hormis ce dernier détail, nous avions de nouveau dix ans. Le cri d'une chouette nous tira de nos bavardages et, à la terreur croissante de Stéph parce que cela nous porterait malheur et que l'animal s'approchait doucement mais sûrement, j'entrepris de lui répondre. Un dialogue s'instaura, la répétition et la modulation des séquences prenant des allures de conversation. « Oui mais imagine que tu sois en train de la menacer et qu'elle attaque... ». Après avoir pris dans le rayon de nos torches quelques yeux étincelants de renards nichant dans la falaise, juste pour le plaisir de les savoir là, nous n'irions pas les déranger même de jour, nous nous faufilâmes à trois dans la tente prévue pour deux, ce qui était un argument de plus pour apaiser ma réticence quant à la fraîcheur des nuits, et nos bavardages s'éteignant à mesure que régnait le silence, sombrâmes dans un sommeil dont les vertus réparatrices et curatives restent encore à démontrer au vu des piqûres d'insectes et des courbatures qui présidèrent au lever en fanfare orchestré par les petits qui réclamaient leur part d'occupation de la tente. Nous les renvoyâmes autoritairement à leur petit déjeuner avant de ramper de façon fort inélégante hors de notre abri, sous le regard de ma tante hilare devant nos mines hagardes et nos cheveux emmêlés.

Je me souviens encore du pantalon de pyjama en flanelle à l'imprimé écossais prêté par ma cousine pour lutter contre le froid de la nuit qui, eu égard aux nombreux centimètres de taille qui nous séparent, ajoutait une touche comique pour le plus grand plaisir des cyclotouristes qui s'étaient arrêtés de l'autre côté de la route pour piller notre prunier.

Cet été-là, ma tante jamais économe d'idées amusantes, l'avait baptisé l'année capelines. Sous le prétexte fallacieux de protéger nos épidermes, et surtout parce que nous avions fait main basse sur une série de chapeaux de paille en plus ou moins bon état au grenier, nous étions tenues de ne sortir des maisons que le chef couvert d'un chapeau à ruban, pour la plus grande joie de ma grand-mère qui trouvait que cela nous rendait enfin nos galons de jeunes filles élégantes. Le fait que B... (la cadette) arborât sa capeline avec un short et des tongs ne devait pas l'avoir frappée. Mais elle était notre belle jardinière, comme en témoignèrent les nombreux arrêts de touristes bataves ou britanniques sollicitant de l'eau ou leur chemin (sur une route rectiligne...).

Moins agitée qu'elle, je pilais ma grand-mère au catéchic - nom dont ma tante avait rebaptisé une sorte de trivial pursuit catho qu'elle avait dégotté Dieu sait où (les voies du Seigneur étant impénétrables) - à son grand déplaisir de mauvaise perdante s'il en fût. D'ailleurs j'étais la dernière à accepter de jouer à quelque jeu que ce fût avec elle, son avis sur mon esprit éclairé me mettant à l'abri de toute remarque déplaisante. Nous fîmes une partie avec les filles, histoire de lui faire plaisir, et S..., qui avait fait une cueillette de menthe sauvage tenta de nous empoisonner avec une infusion dont le jaune quasi fluorescent finit bien vite – et fort discrètement vu les efforts apportés à la préparation – par dessus la balustrade dans les buissons de fuschias à l'aplomb du perron. L'histoire ne dit pas s'ils s'en sont remis mais si ce n'est pas le cas, les responsabilités sont désormais connues.

Vu ses difficultés à se déplacer, arthrose et polyarthrite très avancée mêlées d'un nombre de broches à faire tilter un portique d'aéroport, notre grand mère passait les heures tièdes à l'abri sur le perron, calée dans un fauteuil puis sur un banc qui lui demandait moins d'effort pour se relever. Pélerine aux épaules et chapeau sur la tête elle répondait royalement d'un faible geste de la main et d'une inclinaison de tête aux touristes dont les vélos passaient devant notre portail défunt, dont la fermeture rituelle la nuit n'était plus qu'un lointain souvenir. Pour peu que l'un d'entre eux lui lançât un vigoureux « bonjour Mme la Baronne », son salut de tête n'étant dès lors pas sans évoquer ceux de la Queen Mother. Elle avait gardé de son passage de collégienne en Angleterre et d'une longue amitié entretenue avec une camarade de classe dont la voix douce résonnait sur la BBC en un temps que les moins de 40 ans ne connaissent sûrement pas, des habitudes de langage et de comportement. Elle avait gardé à coeur la pratique quotidienne de l'anglais et lorsque le jeune N..., changeant de collège, dut passer de l'allemand LV1 à l'anglais LV1 en 4e et rattraper deux ans de retard, elle lui parla uniquement anglais pendant plus d'un mois où il resta à Sainte Mondane en pension.

Elle s'intéressait aussi de près aux contes et légendes locaux, estimant que l'on se doit de connaître un pays jusqu'au tréfonds de son âme, et m'avait enregistré sur cassette l'histoire de Sainte Mondane, mère de Saint Sacerdos, celle de Castelnau et celle du cruel seigneur de Rocanadelle.Ce magnétophone lui servait de journal, sa main ne pouvant plus guère supporter une plume, et je me souviens l'avoir entendu s'adresser au souvenir de mon grand-père sans avoir réussi à croire toutefois, dans l 'égoïsme de la jeunesse, qu'il pût lui manquer autant qu'à moi.

Ce grand-père était un homme singulier, qui reste un puzzle encore à ce jour. Entre l'hagiographie que ne manqueront pas d'en dresser certains membres de la famille et le tableau plus rude qu'en font les autres, il compose un personnage aux multiples facettes, idéaliste humaniste mais aussi tyran aux règles de vies implacables. Les souvenirs rapportés mais aussi la méticulosité avec laquelle il remplissait son carnet de guerre, de bataille ou de captivité en donnent une assez bonne idée. Oui, il semble que la tenue de journaux, de carnets, de pages ait été une tradition assez ancrée dans les moeurs du temps et du clan. Il me serait d'ailleurs plus facile de parler de ceux de ma grand-tante, la soeur aînée de ma grand-mère, que j'ai la chance de pouvoir feuilleter à l'envi, et que j'ai commencé à scanner pour en faire profiter le reste de la famille, mais il sera bien temps d'y revenir.

De son expérience militaire dans la Coloniale, avant guerre, il reste justement ces carnets mystérieusement conservés à l'abri, où un personnage public apparaît sous des traits peu flatteurs et avec une appréciation lapidaire de mon grand père flagellant un esprit peu apte à la discipline et, de fait, laissant présager un bien piètre meneur d'hommes. Un jour on ré-écrira l'histoire, dit souvent Papa, l'identité de ce personnage restera donc sous scellés d'ici là.

Sainte Mondane 2

Notre grand-père flirta avec foule de métiers terminant en -isme... Syndicalisme (oui, il était partie prenante aux accords de Matignon et fit partie des premiers membres à monter de la CFTC, ce qui ne fut pas sans causer de tort à la carrière militaire de ses fils cadets), journalisme (bien que je manque de détails là dessus), tourisme (dans l'esprit congés payés, il créa un village de vacances offrant tout confort aux familles de travailleurs et d'ouvriers, à Théoule, il y laissa d'ailleurs sa chemise, l'idéaliste faisant toujours, de fait, un bien mauvais gestionnaire).

Il sut le premier dans la famille développer ce talent que nous avons, semble-t-il, en partage de croiser la route de gens qui font l'histoire grande ou petite. Je me rappelle surtout qu'il répondait sans se lasser à la moindre de mes questions. Un jour de vacances de la Toussaint, je lui avais demandé de me parler de Joffre et de Foch, évoqués deux jours plus tôt par ma maîtresse d'école de 10e. Il m'avait emmenée au salon, faite asseoir dans un fauteuil et expliqué que Foch lui même s'y était assis avant moi (il paraît que c'est effectivement le cas, et ce meuble n'est guère connu que sous le nom dudit maréchal, si l'histoire n'est pas authentique, je n'en ai pas moins développé le goût de l'Histoire, gardons-en donc au moins le bénéfice du doute), de là il m'avait expliqué la Grande Guerre, expliqué la chute de mes arrières-grands-pères tombés au Chemin des Dames à quelques mètres l'un de l'autre sans savoir que leurs enfants se rencontreraient et se marieraient un jour, fait vibrer au cahot des taxis de la Marne, tracé dans l'air les mouvements de troupe. Chaque question posée devenait récit mirifique. Aucune d'entre elles n'était jugée de trop. Mon seul regret est de n'avoir pu profiter plus longtemps de cette disponibilité et de cette soif de me faire partager d'autres temps.

Je ne découvris ses conditions de détention dans un stalag, où il passa un certain temps avec le confort relatif que concède le respect mutuel des militaires qu'après sa disparition, grâce à un carnet retrouvé dans un tiroir qui se coinçait, avec les photos prises en tenue de prisonnier, les notes prises, et la chevalière qu'il tailla dans un morceau de balle à ses initiales, HB pour Henri. Ma grand-mère m'a d'ailleurs donné cette chevalière, tout comme elle était prête à me céder l'alliance qui avait été celle de mon grand-père, sorte de marque tangible d'une conscience invisible poussant au bien faire et sur les chemins dépourvus de concessions, jusqu'à ce que nous découvrions qu'il avait finalement été inhumé avec.

Ses obsèques furent d'ailleurs mon premier contact avec la mort. Je me souviens de mon père m'annonçant la nouvelle un matin, de l'incrédulité, du cri qui peine à sortir, des larmes qui coulent en silence. J'avais compris mais pas admis. Le voyage sombre vers le Périgord hivernal. Le froid et le ciel plombé qui s'accordent au sentiment de tristesse infinie. La gorge qui se serre dans l'entrée en voyant les clés et la laisse, mais plus de main pour se tendre vers elle. Yang couché au pied du fauteuil vide, qui gémit et semble se laisser mourir. La terreur qui prend alors qu'on vous pousse vers la chambre ardente remplie de tous ceux qui l'ont connus et sont venus nombreux. Mais ce n'est pas lui, il n'est plus là. Cette silhouette couchée sur un catafalque, avec ce front cireux qui lui à la lueur des cierges n'est pas celle de mon grand-père. C'est un inconnu vers lequel on cherche à me pousser, que l'on veut me faire toucher. Je me débats et mes mains se cramponnent au chambranle de la porte. Je ne franchirai pas ce seuil. Je ne céderai pas à la réalité de la mort. On finit par me laisser en paix et je rejoins le chien sur son tapis, me cramponnant à sa vie, noyant des larmes d'incompréhension dans son cou. Yang cesse de gémir, me lèche la main et les joues, il met sa tête sur mon bras, il sent le même vide que moi. Je hais tout à coup tous ces gens qui se pressent, embrassent mon père et mes oncles, saluent ma grand mère.

Ils étaient tous prêts à le perdre, le cancer, n'est ce pas, est une maladie redoutable. Mais à cacher la maladie aux enfants on en oublie parfois de les préparer au pire. Comme je ne peux comprendre, je maudis Dieu qui m'a pourtant tout donné de m'avoir soufflé injustement le socle de ma fragile existence. Qui m'expliquera désormais pourquoi obéir est important, non seulement pour les adultes mais aussi pour soi, qui m'apprendra désormais qu'il faut respecter et aider ceux qui ont moins de chance que vous, qui aidera ma vie à croître sans détours, droite comme un if dressé? En m'enlevant mon grand-père, Dieu m'a perdue en un sens. La candeur s'efface et l'insouciance fait place à la présence silencieuse mais pesante de l'injustice et du deuil. Je suis tout à coup consciente que Dieu me punit de quelque chose et, sans bien comprendre ce dont il s'agit, je commence dès lors à me punir moi même, à me protéger, à me préserver d'autres punitions à venir.

La messe d'enterrement se tient dans une église bondée. On nous a prudemment installés dans le fond, sous la garde de mes deux tantes. Ma grand-mère est devant, près du cercueil, la tête haute, le visage fermé mais sec. L'odeur de l'encens, le son du glas, je pleure sans m'en rendre compte et me mets à sangloter. Vient cette phrase terrible « Fais l'effort de te tenir, prends exemple sur ta grand-mère ». Mais j'ai sept ans et j'ai mal et je ne veux plus me tenir, je veux sortir de là, je veux retrouver Yang et, en le serrant, un peu de la lumière des jours passés. On ne m'obligera pas à aller au cimetière ce jour-là, mais je sais qu'ils vont le recouvrir de terre froide dont la fragile caisse de bois ne le protégera pas.

Le repas de funérailles se passe dans le café-restaurant-épicerie-pompe à essence voisin, trop de gens pour les accueillir à la maison. J'ai pu prendre Yang avec moi, il reste collé à ma cheville, la tête posée sur mon pied. Les vitres se couvrent de buée à mesure que se succèdent les plats et les hommages à mon grand-père. Chacun fait revivre une part de lui que je ne connais pas. La patronne du restaurant, qui m'a connue dans mes langes, tout comme elle a connu mon père avant moi, se penche vers moi et m'embrasse le haut de la tête en disant que je suis « bien brave, oh pauvrette ». J'ai encore envie de pleurer mais je n'ai plus de larmes. Je regarde les adultes en me demandant ce qui les rend si gais. Je ne sais pas encore que le deuil, le vrai deuil c'est cela, faire revivre dans les souvenirs les plus joyeux. J'apprendrai à le faire, plus tard, bien plus tard.


Un an après, Yang s'est laissé tuer par un berger allemand hargneux. Il ne s'est pas défendu. Maman a dû me garder à la maison trois jours. Mon deuil était fait, douloureusement. La page était tournée.


Yang était un de ces chiens que l'on qualifierait de brave bâtard, évoquant plusieurs races et ne ressemblant à rien. Il était, et demeure, l'enjeu d'une guerre des nerfs entre ma cousine Stéphanie et moi. Mon oncle l'avait eu alors que j'étais encore petite et Stéph sur le point de naître. J'ai une photo prise dans l'appartement de ma grand-tante, Gilberte, autre figure familiale importante mais liée essentiellement à Paris, la soeur aînée de mon grand-père. Sur la photo, Yang est encore un chiot, gentiment couché sous une chaise de la cuisine et je suis face à lui, tournant un regard coupable d'avoir été surprise en flagrant délit la main quasi sur le chien, alors qu'on a dû me recommander de le laisser tranquille, ce que ses oreilles en berne semblent confirmer. Le surnom de Yang (nom trop long à prononcer bien sûr) était « 'tit chien ». Encore de nos jours, et B... et N... m'ont confirmé que ce n'était pas près de cesser, on peut entendre S... et moi nous affronter à coup de « c'était MON 'tit chien » « Non c'était MON 'tit chien » jusqu'à épuisement des forces et des voix.

Il n'empêche que le demi-sucre matinal... c'était ma main qui le lui donnait. Comme beaucoup de chiens, dont la mienne qui n'échappe pas à la règle, Yang avait une peur bleue des feux d'artifices, des orages et du bruit des coups de feu -mon grand-père n'étant pas le moins du monde chasseur n'avait pas pris la peine de l'y habituer. Certains jours d'orage, je retrouvais ce pauvre Yang, pourtant formaté plus comme un berger allemand que comme un Yorkshire, tassé derrière la cuvette des toilettes, tremblant de tous ses membres et jetant des regards affolés (ma chienne choisit quant à elle le bac à douche, doté d'un rideau pour plus de protection, je ne crois pas en revanche qu'elle irait jusqu'à se cacher dans la baignoire, lieu traumatisant entre tous).

Les nuits d'orage, vu que je n'étais pas rassurée moi même, on l'autorisait exceptionnellement à dormir sur le tapis au pied de mon lit de façon à ce que je puisse garder la main sur sa tête. Il va sans dire que dès que les allées et venues des adultes sur le plancher de l'étage était finies, je faisais grimper le chien sur mon lit et m'en servait d'ours en peluche à taille réelle. Ces matins là, sommeil préservé et garanti malgré l'effroi, je me réveillais assez tôt pour lui faire reprendre sa position sur le tapis avant que l'on ne vienne me réveiller officiellement.

Si l'on devait mettre bout à bout le nombre de bâtons et de pierre derrière lesquels j'ai lancé le chien à toute allure, queue grise en panache et regard fou, on pourrait construire sans mal une réplique à l'échelle 1/1 du pont Valentré de Cahors.


Mais les vacances périgourdines ne se résumaient heureusement pas à l'enceinte du parc, même si nous n'avions le droit de le quitter que sur consigne ou accompagnés. Les baignades à la Dordogne étaient le plaisir des journées chaudes qui nous faisaient trépigner dès le matin. Nous enfilions nos maillots, un short, un t-shirt, devions trouver dans la collection historique de souliers méduse allant du 21 au 44 la paire correcte qui nous permettrait d'affronter les galets de la plage et du lit de la rivière, quémandions à nos mères et pères qu'ils prissent ballons, seaux, voire bateau gonflable, enfourchions nos vélos et sus à la rivière!

La faible hauteur du lit permettait de se baigner y compris hors des zones à eaux plus calmes, et mon père, adepte des jeux d'eau, nous apprenait à remonter le courant rapide en nageant comme des marsouins – c'est à dire en sautant hors de l'eau pour prendre de l'élan – ou en nous cramponnant aux pierres les plus lourdes à la force des bras et de battements de jambes. Parfois, nous remontions plus en amont, bateau sur le toit de la voiture, et descendions sur quelques kilomètres, alternant les passages dans le bateau et les passages nagés. Dad s'arrangeait aussi pour que nous descendions en nageant jusqu'à un point plus éloigné qui, à travers champs et au fil de rencontres avec les voisins et paysans du coin que ses frères et lui connaissent depuis l'enfance, nous mettait à moins de deux kilomètres de la maison. Le retour en méduses sur les sentiers de terre provoquait généralement les hauts cris de Maman qui nous envoyait manu militari nous rincer dans le bac extérieur du pavillon au dessus duquel nous faisions parfois de hâtives et peu rigoureuses vaisselles.

Papa n'ayant jamais eu un atome de bricoleur dans les cellules de son corps, il prit le relais du jardinier lorsque celui-ci fut trop vieux pour entretenir le parc. Maman le soupçonnait, à raison, de passer des heures à débroussailler et à tondre pour éviter d'avoir à passer du temps à faire la conversation à sa mère, ce dont, en bru bien élevée elle se chargeait à reculons. Le bruit de ces vacances n'est pas exempt donc du souvenir de ces engins fonctionnant au diesel qui pétaradaient au démarrage.

A une époque, dans un souci de faire vivre la tradition d'économie ménagère de l'arrière-grand-mère, créature ô combien redoutable et crainte pour ses formules lapidaires et son caractère bien trempé de veuve de guerre ayant élevée seule deux filles tout en travaillant, nous étions envoyés au jardin potager que le monsieur chargé d'entretenir le jardin pendant l'année tenait en état, pour ramasser les haricots verts, haricots verts, poires et prunes qui se trouvaient de l'autre côté de la route. Venait ensuite le rituel des écossages et lavages, où nous mettions encore une main maladroite, et ensuite la mise en conserve, dévolues à nos mères sous la surveillance tyrannique de leur belle-mère « Mais non enfin ma petite D... , vous voyez bien qu'il faut poser le faitout ainsi ». Nous étions ensuite chargés de porter les paniers pleins de bocaux à la cave où nous en profitions pour piquer quelque boule de charbon pour crayonner sur des cailloux, voire sur quelque mur.


J'ai ainsi transformé la grande dalle de la fontaine en une éphémère et non hydrofuge pierre tombale pour Yang, intimement persuadée qu'on avait dû l'enterrer là et, au final, sans jamais obtenir de réponse à cette question maintes fois répétée. La réponse vint, tristement, quand je perdis ma chienne. Mon oncle m'évoqua cette idée un peu dingue qu'avait eu mon père de faire l'aller-retour avec la dépouille de la pauvre bête pour l'enterrer avec les autres, oui, Yang, et la douce Dorothée, au fond du parc. Ils se trouvaient donc bien là, oui, mais de l'autre côté.

Pour les prunes, cela se compliquait, la préparation de confitures devenait une stratégie napoléonienne où chacune, excepté Mum qui a toujours détesté en faire, avait un tour de main ou une astuce à faire valoir. Maman compensait en préparant des clafoutis avec l'abondante manne restante, des tartes parfois enfin plein de choses délicieuses, oui, pour qui aime les prunes. Il est parfois regrettable d'avoir des goûts aussi délicats.