lundi 23 mars 2009

Air du temps qui passe

Une époque se terminait là, à l'orée de cette photo. Celle des bandes insouciantes où se mêlaient les générations sans distinction. Nous entrions dans l'âge adulte, charriant le poids des heures de notes prises courbés dans des amphis ou dans des salles bondées. Nous avions choisi nos voies, du moins pour le moment, mais les retrouvailles effaçaient les différences d'intérêts, de talents plus ou moins développés.

En fait, au milieu du groupe toujours un peu plus important en fonction des copains et copines ramenés pour l'été, des nouveaux arrivants découvrant l'endroit et traînant maussadement en quête d'autres jeunes pour traîner ensemble l'ennui des vacances en famille, des visiteurs étrangers en échanges linguistiques, il restait un noyau solide, depuis la toute petite enfance. Un groupe de cinq du même âge à peu de mois près, trois filles, deux garçons, depuis toujours et puis un, deux de plus selon les étés et les vacances passées chez une grand-mère ou l'autre.

L'une des filles fut avant tout une amie, jusqu'à ce que les plongées maternelles dans les registres d'état-civil nous déterminent un lien de parenté - au 5e degré certes, mais qui nous emplit de joie - quant à l'autre fille je la connaissais mieux que quiconque puisque nous partagions une même chambre et les mêmes grands-parents. Nous étions donc habituées depuis toujours à passer le mois de juillet ensemble, même si je lui préférais un brin sa soeur aînée plus aventureuse et chef de bande-née. Nous avons partagé les goûters de pain et de pâtes de fruit engloutis dans l'impatience de bondir retrouver les autres au soleil, les tableaux de corvées de table et de passage d'éponge pour ramasser les miettes (épreuve redoutée et qui même maintenant... eeerk), les toilettes sommaires dans une maison encore frugale en équipements modernes, à se verser des cuvettes d'eau dessus, accroupie dans une baignoire de bébé (l'installation d'une douche-cabine par les mains du grand-père et du quatrième larron de la bande, cousin de nom et de coeur plus que de sang réellement et qui avait oublié d'être malhabile, alors que nous entrions dans la pré-adolescence nous parut un luxe incroyable), les séances de démêlage de longues tresses blondes par ma mère pestant et soupirant, habituée qu'elle était à une fille aux cheveux raides et courts.

Nous passions l'été au sein d'une famille bizarrement recomposée où mon oncle maternel trônait en
pater familias en l'absence du grand-père, où ma mère suppléait sa belle-soeur, en visite chez ses parents près du grand château aux portes de Paris, en gérant l'intendance de la maison, où mon père, retenu par son travail, osait parfois un aller-retour si un week-end se prolongeait d'un jour férié.

Conscientes d'avoir un rôle à tenir dans la maisonnée, fût-ce à reculons, nous nous partagions donc, selon un tableau digne d'un bureau d'études modernes, les tâches consistant à mettre et lever la table, nettoyer cette dernière, passer le balai dans la salle à manger/salon (ancienne salle de café/poste/boutique en fait) et vider et remplacer la caisse du chat, créature recueillie un peu par hasard par mes cousines et entourée de tous les égards par un oncle qui prétendait pourtant ne pas aimer les
miafres (mais il réquisitionnait tout de même sa deuxième voiture uniquement pour le confort de transport du farouche animal qui n'eût pas supporté une caisse plus petite qu'une de ces énormes boîtes en planches solides.).

Nous partagions aussi les fous rires sur les bancs d'église où on nous envoyait sans discussion possible le dimanche matin (aucune possibilité de fuir, c'était la porte immédiatement voisine) et où nous conservions par devers nous une partie de l'argent de la quête (selon une répartition honnête dont le diocèse ne saurait nous tenir rigueur puisque nous offrions de nos gateaux maison au curé) pour acheter des roudoudous (le luxe, 50 centimes pièce soit deux pour un franc) ou des Carambar (20 centimes soit cinq pour un franc, ce qui multiplié par trois généreux donateurs constituait un véritable butin pour le dimanche).

Nos journées se passaient dehors, en jeux sur les blocs de granit, tour à tour chateaux, forts yankees ou saloons du far-west, camps de sioux, tente caïdale au milieu du désert, en assauts menés sur la tour décatie du XIIe siècle. Nous dévalions des pentes sur des cartons empruntés avec des mines chattemites aux commerçants... pour transporter des livres oui... pour nos parents...

Nous construisîmes ensemble nos premières cabanes dans les bois, sommaires tout d’abord, puis plus solidement ancrées aux arbres, avec force ficelles récupérées à droite à gauche voire chipées en cuisine, avec des toits de branchages entremêlés et des sols de mousse sèche appliquée avec soin, avec, enfin, des cartons d’emballage empilés et découpés transformés en fauteuils ou en trônes. L’imagination ne nous manquait dans nos drôles de jeux de rôles et du haut du calvaire au panorama à perte de vue s’ouvrait devant nous l’étendue des grandes plaines de l’Ouest américain, le sommet devenait notre Mont Olympe ou redevenait une heure ou deux la massive forteresse prise aux Anglais par un connétable breton agonisant.

L’un d’entre nous vivait sur place, avant l’heure où les pensions l’accueilleraient loin du village pour une longue et savante scolarité, et il partageait volontiers avec nous les cabrioles des chatons que les deux chattes de sa maisonnée cachaient précautionneusement sous les déchets de bois taillé de l’atelier de son père et les promenades du poney caractériel que nous ne nous aventurâmes guère plus à monter après avoir tâté de ses dents en touches de piano sur nos tendres mollets. Nous partions en singulière procession dans les rues du village et les petites routes qui encerclaient la montagne, toujours accompagnés de deux ou trois chiens haletants au pelage parsemé de petites boules végétales qui s’agrippent au moindre poil, parfois l’un des chatons au poil angora tacheté comme par accident était juché sur la crinière, miaulant piteusement le temps qu’on le reprenne dans nos bras. Chacun rentrait chez soi pour le goûter ou le dîner, N... le premier, les heures de repas de la campagne étaient appliquées chez notre arrière-grand-tante, C... en second, sa grand-mère l’attendait, nous ensuite, parfois accompagnées d’E... qui, lui, n’avait pas d’horaires à proprement parler, et nous nous donnions rendez-vous dans le quart d’heure pour reprendre nos jeux ou, plus tard, pour simplement flâner sur la pierre encore chaude de la croix de pierre au centre de la place.

Finalement, c’était aussi bien que d’avoir des frères et sœurs mais sans les inconvénients que peuvent apporter la pratique quotidienne, la promiscuité et les chamailleries. Nous nous étions choisis en un sens, nous nous disputions mais cela durait peu et surtout n’avait pas d’incidence sur le fonctionnement familial.

Nous connûmes ensemble les premiers bals et permissions de minuit. Nous dansâmes ensemble les premiers slows estivaux, parfois en riant tellement que nous n’arrivions pas au terme de la chanson.
Hotel California fut, en particulier, une expérience excellente en matière de formation au mal de mer.

Nous eûmes des soirées d’août allongés sur l’herbe à regarder les étoiles en bavardant mollement, des soirées d’ébriété chez nos aînés qui avaient leurs maisons familiales pour leur seul usage, nous finîmes tous par avoir les pieds mouillés, voire plus, après avoir été jetés dans la fontaine par le reste de la meute.

Nous connûmes les cigarettes clandestines, fumées loin des yeux parentaux, les premiers cocktails détonants où la vodka et le whisky coulaient à flot, les soirées à faire claquer les cartes sur les tapis verts élimés, tarot, belote,
couenche (variante stéphanoise dont l'orthographe mériterait d'être vérifiée). Nous échangeâmes nos premières impressions sur un monde à refaire, sur la complexité (jamais démentie) des relations filles/garçons, hommes/femmes, vautrés dans les canapés de velours de l'immense pièce à vivre des parents de C... ou allongés sous le soleil brûlant qui ne réchauffait jamais assez l'eau des lacs voisins.

Nous connûmes la tristesse et le deuil, des départs annoncés ou trop soudains, au détour d'un virage; notre petit monde préservé n'était pas pour autant dépourvu de réalités premières.

Nous grandissions, atteignions bon an mal an, et avec les hoquets que réserve la vie, l'âge adulte. Nous avions élargi nos horizons, eu la chance de voyager, parfois loin, pour certains, très loin même. Nous avons fait des choix, construit des châteaux de sable et d'autres d'un granit plus dur que celui des rochers que nous escaladions, enfants. Les bornes de pierre qui encerclaient le piédestal de la statue du Grand Connétable (localement dénommées
bitarrous) hébergeaient désormais les jeux des générations suivantes, petits-neveux, petits-cousins, initiés à leur tour aux joies de ces étés parfois rudes, mais confraternels en diable.

Il demeurait, en ce lieu de villégiature hors du temps, un charme indéfinissable, celui de l'innocence absolue, celui des jeux où ne compte jamais le luxe des jouets que l'on peut avoir d'ordinaire à sa disposition. Et que l'on soit adepte de la bière au comptoir d'un pub ou de flûtes de champagne tintant dans des salons dorés, à l'heure où le soleil dore les pavés de la place et fait rutiler leurs parcelles de mica, alors que les enfants profitent des derniers moments de liberté avant le bain et le dîner, nous levons nos verres de kir, de Perrier ou de Ricard au temps qui passe et aux joies simples qui demeurent, réunis aux tables des terrasses qui ont fait leur retour.

Fin de journée à Montsouris

Le Parc Montsouris, un samedi de printemps à l'air encore vif mais sans nuages, il est près de six heures du soir.

Le soleil qui réchauffait et tenait à distance la fraîcheur des pelouses sur lesquels on s'assied ou s'allonge encore prudemment lance ses derniers rayons, à l'aplomb d'un immeuble voisin. Bientôt, il faudra replier la nappe qui sert de tapis, ramasser les quelques jouets épars, délaissés aussitôt que sortis, l'attention des tous petits enfants n'étant pas réputée pour sa constance.

La file des gourmands tendant les mains vers leurs gaufres trop chaudes s'est clairsemée, ce serait l'heure idéale pour aller chercher ce café qu'il a fallu patienter si longtemps pour obtenir.

Le petit garçon et son père qui jouaient au football avec un ballon coloré sont partis, emportant avec eux les regards envieux du petit chat qui aurait bien joué avec ce ballon-là, qu'il aurait pourtant eu grand-mal à prendre dans ses mains encore miniatures, emportant avec eux la maman transie qui avait drapé le blouson de son fils aux joues rougies par les courses sans fin après la sphère multicolore autour de ses genoux.

C'est l'heure où les prénoms résonnent, tirés de classiques, plus exotiques parfois, mais toujours avec ce ton définitif qui marque la fin des jeux et l'heure du départ.
C'est le moment que choisiront les canards pour retrouver le centre du petit lac, gavés de pop corn et de quignons de pain rassis, reprenant enfin leurs droits sur leurs promenades terrestres, sans risque d'y laisser quelque plume.

C'est à ce moment là que les dames âgées tapotent d'une main leur indéfrisable et resserrent leurs foulards autour de leur cou grêle, jetant un dernier regard en coin au compagnon de banc qui leur a gentiment fait la conversation, donnant un rendez-vous tacite, et non sans coquetterie, pour le lendemain, si le soleil est là, n'est ce pas?

Les coureurs, et joggers, et autres gens pressés de compter leur pas et le rythme de leur coeur, profitent de la fraîcheur soudaine pour aller sans zigazguer entre les pièges tendus par les poussettes abandonnées ça et là, les tricyles renversés, les tentatives hasardeuses des plus grands de lancer leur bicyclette sans les roues d'appoint. Le rythme de leur pas n'a plus d'écho dans le murmure des sabots des quatre poneys que chevauchaient encore il y a une heure, fiers comme des chevaliers du temps jadis, les enfants qui réclamaient un tour de plus tant celui-ci est bref.

Le flux de la foule s'amoindrit, avalé par les portes de sortie qui donnent sur l'avenue Reille, l'avenue René Coty, les escaliers de la rue Gazan, le boulevard Jourdan et le glissement de son tramway qui a encore l'éclat d'un sou neuf.

Sur les pelouses, en dépit de l'humidité qui commence à percer les multiples couches de vêtements, quelques groupes adolescents, quelques adultes s'attardent, certains vidant le reste d'une bouteille de vin dans des gobelets sans plus avoir à craindre le regard désapprobateur (ou envieux?) des mater familias.

Tout le monde regarde le ciel rosir et se demande si demain... Puis, tous, retiennent un frisson, car la fraîcheur du soir se fait soudain plus présente. Les enfants rêvent aux balançoires, aux frasques de Guignol, aux courses effrénées sur les grandes pelouses, les adultes planifient les incontournables bains où flotteront sans doute quelques brins d'herbe collés aux mains poisseuses de goûters, aux nuques humides encore de la sueur des jeux, le repas sera simple et rapidement expédié.

Tout le monde aspire au repos, au calme, à la chaleur réconfortante de la maison que l'on a pourtant quittée à toute hâte tant il semblait dommage de perdre quelques minutes d'ensoleillement.

Demain, peut-être, il fera beau...

Demain, peut-être reviendrons-nous au Parc Montsouris.