dimanche 26 octobre 2008

Bémols


Il y a, dans l'innombrable corpus de la musique des plain chants les plus reculés à nos jours, des airs qui semblent un peu "pompiers" mais n'en laissent pas moins une trace dans nos âmes.

Afin d'assortir mes oreilles au triste spectacle grisâtre et humide qui coulait sous mes yeux, j'ai choisi un compositeur qui ne m'apaise généralement pas, un compositeur qui me jeta même dans des abymes d'angoisses lorsqu'enfant j'entendais les cors annonçant l'arrivée du loup que l'inconséquent petit Pierre risquait bien de rencontrer s'il persistait à ne pas être plus prudent. Doit-on y voir là un respect déjà bien ancré des notions d'ordre et de discipline, une conscience aigue des dangers de la transgression des consignes familiales et sociétales? Libre aux férus d'analyse de gloser à loisir.

Prokofiev m'était donc synonyme de peur incontrôlable et même les trilles guillerettes de Petit Pierre ne parvenaient pas à me rasséréner. C'est donc avec surprise que je me découvris un attachement particulier pour le thème principal de la danse des chevaliers de Roméo et Juliette, ses accents grandiloquents, son rythme de marche funèbre méphistophélique, les hommes virevoltant à pas lourds (paradoxe?) vers leur destin funeste; la fin est inscrite dès l'ouverture, l'histoire finira mal, et mon optimisme teinté de cynisme et de désillusions barbote avec aisance dans l'eau sombre de cette folle idée - non sans croire toutefois qu'entre l'ouverture et le final de bien belles choses peuvent se produire, ce qui devrait suffire à consolider l'idée que, malgré tout, le bonheur existe - tout comme Odette glisse avec élégance sur le lac de Tchaïkovski.

L'ambiance est à la gaze des tutus de gala glissant le long des parquets mais pourquoi, sous prétexte que ce n'est pas à la mode, tournerait-on le dos à la musique de ballet?

D'aucuns jetteront des mots tels que mièvre, grandiloquent, musique alibi... Après le cygne, je me ferai donc colvert en tenue fauve à petits points pour mieux laisser glisser leur mépris sur mes plumes comme autant de gouttelettes. Après tout, je ne crois pas avoir envoyé quelque bristol pour les inviter à demeurer entre mes deux oreilles.

Il en va ainsi, je le crains de tous les styles de musique que l'on peut chérir en s'exposant ainsi aux critiques sardoniques, aux regards de pitié non feinte, aux soupirs inspirés, aux emportements attisés par le port d'oeillères. "Mais c'est tellement ringard", "mais c'est tellement mauvais", mais ce n'est PAS de la musique"...

Ah oui? Je m'étonne alors que l'on ait pu inviter à se réunir musiciens et techniciens pour produire une sorte d'objet non identifiable puisque, au final, cela n'a rien de musical. Non, décidément, il faut être bien sot pour songer à enregistrer, pis à produire, quant à acheter n'en parlons pas, de telles monstrusosités...

Alors non, je ne me roule pas sur le sol en poussant de petit cris de bonheur en entendant la dernière découverte de la scène française - nouveau Brassens, nouveau Ferré, pourquoi pas nouveau Johnny Haliday tant que nous y sommes - ou les éructations teutonnes sur le mal de vivre du dernier groupe d'androgynes en provenance directe d'outre-Rhin (en revanche, je donnerais mon bras gauche pour connaître la marque de leur rimmel ô combien résistant).

Pas plus que je ne me pâme en écoutant Ravel, Dvorak oui qui sais-je encore.

Et si ma passion jamais diminuée pour l'adagio de la sonate pour piano n°12 en Fa majeur (KV332 pour ceux qui tiendraient à la précision) du divin Wolfgang, pour le Dido's Lament de Purcell (ah Dame Carolyn Emma Kirkby... merci pour votre seule présence sur cette terre, mais j'aime aussi infiniment Susan Graham, infidèle en musique que je suis), pour le 3e mouvement de la sonate au clair de lune par Kempff - avec ses imperfections qui en font une perfection pour moi, oh, how my heart race along with his hands -, pour l'élan que prend tout à coup la voie de don Ottavio jurant de venger l'honneur de donna Anna bafoué par l'infamous don Giovanni, pour la mélancolie d'une valse de Barrios, la troisième, égrenée sur les cordes d'une guitare classique, si ma passion, disais-je, pour ce que l'on peut considérer comme des merveilles de tout temps sans passer pour fantaisiste, ne me vaudra ni horions ni mise au ban par mes pairs... qu'en est-il de mon goût pour certaines insolences de Delerm (dont la voix m'irrite cependant au plus haut point), pour le culte que je voue à certaines chansons de Brassens, chantées depuis l'enfance, pour le swing tellement délicieux des Andrew Sisters (mais comme personne ne connaît, le risque demeure mineur sauf si écoute collégiale il y a), pour le boléro sud-américain overdosé en glucose - mais comment résister à Besame mucho par Freddy ou la Barca par los panchos - pour les sonorités gramophonesques des tangos de Gardel, pour le chaloupé des milongas populaires, le piano de Jerry Lee et le Bang Bang de Nancy Sinatra? Ajoutons dans le désordre Monheit, Joaquin Sabina, Harry Belafonte, Lisa Ekhdal, Ray Lamontagne, les Tindersticks, Queen, Amy Winehouse et Amos Lee pour compléter la playlist, nous n'en arriverons pas au tiers de toutes façons, mais déjà des sourcils se lèveront... J'en oublie volontairement, il convient de garder matière à d'autres emportements.

Pour autant, ai-je déjà fait noter à quelqu'un que son papier peint était atroce et que je ne pourrais vivre dix minutes en l'ayant sous les yeux? Tourné-je le dos à une personne sous prétexte que son parfum trop musqué ou fleuri me griffe les narines? Me lancé-je dans une plaidoirie sur le mauvais goût artistique si quelqu'un a eu le malheur d'afficher une repro de Bernard Buffet dans son couloir (jamais vu jusque-là mais je demeure vigilante)? Rayé-je une connaissance de longue date de mon agenda sous prétexte qu'elle est allée voir le dernier Rambo au cinéma?

Non.

Chacun fait ce qui lui plaît, comme scandait un groupe éphèmère des années 80.

Qu'on se le tienne pour dit, est à mon sens, un pas de plus vers la sagesse. Mais cela n'engage que l'opinion de la personne qui use ici de son clavier.

Prokofiev donc, m'emporte dans sa danse macabre - non je ne confonds pas - et défie les noirs nuages qui roulent sur la forêt d'antennes que je distingue de ma fenêtre en roulement tempêtueux et sinsitres avertissements. Brrr, j'en tremble, mais c'est si bon l'éloge de la folie des hommes...

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