dimanche 26 octobre 2008

Sous la tonnelle


Quand je gravis les deux marches qui y mènent, courbant la tête pour éviter de prendre mes cheveux aux branches de vigne vierge qui pendent et que l'on ne taille plus, j'ai dans le fond des yeux une larme qui affleure, dans le coeur une main qui m'étreint, cette bouffée mélancolique, nostalgique inhérente aux madeleines proustiennes que l'on porte en soi.

Le sol de pierre fissuré est identique à mes souvenirs, à l'exception des feuilles mortes qui s'y entassent désormais ; les fissures se poursuivent sur le mur de la maison dont la porte est close par des volets dont la peinture s'est écaillée au fil du temps. On ne les ouvre plus guère que pour une visite rapide de la pièce familiale transformée en atelier il y a une quinzaine d'années.

Enfants, nous venions ici passer de brefs séjours, dans l'ambiance brouillonne d'une maisonnette qui n'était conçue que pour les chaudes journées mériodionales. E
lle comportait initialement deux pièces minuscules, dont la première en entrant était une cuisine aux carreaux sombres et décorés, aux placards muraux de bois ajouré et tourné en délicates bobines peintes qui renfermaient les marmites et bols, les casseroles et poêles aux fonds noircis, les cafetières émaillées ou l'on faisait cuire un café épais et odorant. Le buffet branlant renfermait les assiettes au vert luisant que l'on étalait sur les tables de jardin en métal peint, sur le marbre de la vieille et longue table de café au plateau si doux sous la joue et aux pieds rouillés. Dans l'évier de pierre une grande bassine en fer blanc séchait entre deux bains. Il y avait peu de lumière la fenêtre était à l'abri de l'auvent de toit et ne s'ouvrait pas plus que des yeux mi-clos.

Le soir, lorsque la fraîcheur empêchait de rester dehors, on pouvait se réunir autour de la table dans le rond jaunâtre dessiné par l'ampoule dont la lueur était adoucie par un linge bordé de dentelles posé sur l'abat-jour. Les adultes jouaient aux cartes et nous laissaient les jetons servant à la manille pour jouer aux "
puces"... faire sauter les jetons d'os et de plastique ronds dans leur boîte en bois en appuyant sur leurs bords avec un jeton rectangulaire... un jeu d'un autre temps qui nous faisait rire et crier. La pièce voisine était aveugle sur trois murs et seule une petite fenêtre basse donnait sur la terrasse ombragée par la vigne vierge, elle ne comprenait qu'un lit assez haut et une armoire pour le linge.

Bien des années auparavant, afin de loger la famille qui s'agrandissait et qui venait de trop loin pour ne rester qu'une seule journée, une longue extension fut ajoutée et en-dessous, on construisit une serre remplie d'une foule de plantes grasses aux piquants redoutables qui en faisaient un lieu dangereux.

Le long de l'extension, un escalier à la large rampe de pierre donnait accès au chemin qui long
eait le mur de pierres sèches marquant les limites du jardin. Nous essayions d'en user comme d'un toboggan mais la pierre freinait notre chute. Un endroit génial, néanmoins, pour s'installer et bavarder entre cousines ou copains à la nuit tombée, allongés sur la pierre encore chaude, le nez dans le ciel de velours et les étoiles qui apparaissent.

La terrasse abrite un grand évier de pierre, pas très haut, dans lequel nous remplissions nos cafetières et brocs de dînette en fer blanc, héritées de nos mères et grands-mères. Nous servions avec des airs d'importance des thés faits de fleurs cueillies au jardin et de feuilles probablement toxiques, de bouchées modelées dans un peu de terre humide, parsemée de graviers, nous patouillions allègrement les trésors de nouilles diverses, riz et herbes aromatiques livrées à nos expérimentations culinaires... Dans le midi, on dispose d'une expres
sion pour ces gestes typiquement enfantins, on dit que l'on chaouchille. L'origine du mot me demeure inconnue mais le rire dans la voix de mes grands-parents commentant nos jeux est bien présent.

Lorsque la chaleur était intense, on dressait sur une table une grande bassine de fer,
remplie d'eau que le soleil tiédissait la matinée durant, et nous nous y rafraîchissions à grandes éclaboussures, oublieux de la mer, à quelques kilomètres, ou des piscines des voisins plus modernes - quoique, à cette époque, les piscines n'étaient pas légion. Le soleil laissait des taches de lumière sur le mur en crépi bien protégé par la vigne séculaire, les cigales s'en donnaientà coeur joie. Les Marseillais passaient leur dimanche au cabanon, nous passions le week-end de Pentecôte au mazet.

D'autres week-ends se succédèrent mais nous avions alors pris l'habitude du confort de la grande maison,
de l'autre côté du jardin, moderne et équipée de sanitaires dénués de scorpions, dont on ne voyait pas même le toit depuis l'abri fleuri de la tonnelle. Jeunes adultes, nous nous y installions pour le week-end aux périodes de fêtes, afin de ne pas déranger le sommeil de la famille par nos allées et venues nocturnes voire matinales.

Nous pique-niquions pour le plaisir, préparant le café comme l'arrière-grand-mère avant nous, dans les vieilles cafetières émaillées. Nous disposions les bols sur des torchons qu'elle avait brodé d'une main talentueuse, nous nous retrouvions là, parlant, riant, lisant parfois, une jambe en équilibre contre le rebord de la terrasse, l'autre fichée sur l'armature métallique de la tonnelle, la chaise grinçante sur deux pieds, et nous prenions des paris sur sa résistance.

Aujourd'hui la tonnelle est à l'abandon. Il n'y a plus de rires, plus de chants dans la nuit encore chaude, plus de cigarette partagée en catimini sur les marches.

Aujourd'hui, l'atelier n'est plus ouvert que pour y chercher une toile rangée là, au milieu des autres toiles que l'on ne sortira plus avant longtemps.


Aujourd'hui, on ignore si le robinet de l'évier extérieur peut encore faire couler de l'eau et les pieds rouillés de la table au plateau de marbre s'est couvert des herbes folles qui sont nées
entre les fissures.


Aujourd'hui, la tonnelle laisse pendre ses branches de vigne vierge encore stérile du froid de l'hiver sur une image du temps jadis, une vieille photo.

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