dimanche 26 octobre 2008

De l'esprit comme une commode: tiroir du milieu


Parmi les lames du Tarot de Marseille, il en est une dénommée "l'Amoureux". Le titre est immémoriel et figure au bas de la lame, il ne s'agit pas d'une libre interprétation ou d'un désir sous-jacent mal contenu. D'ailleurs, en prêtant attention à l'image, on s'aperçoit qu'elle représente tout à fait autre chose...

Ceux qui ont penché leur tête et taché leurs doigts d'encre sur Xénophon y reconnaîtront sans même y réfléchir la scène où le mythique héros se trouve à la croisée des chemins, la Fable de Prodicus, oeuvre morale dans laquelle le demi-dieu tout juste conscient de ce que pourrait être sa destinée et hésitant devant deux routes s'ouvrant devant lui, est abordé par deux femmes, l'une tout en réserve et retenue (la Vertu) l'autre lascive et fardée (le Vice, mais elle préfère se faire appeler Félicité ou Volupté).

Sans entrer dans un luxe de détails, il suffit de dire que la description que chacune d'entre elles fait du chemin qui lui correspond oppose le labeur, la discipline et l'effort à la paresse, la lascivité et l'intempérance.Le Vice propose à Hercule de suivre le chemin le plus court, le moins contraignant, le plus dispensateur de plaisirs et de facilités: s'enrichir du travail d'autrui, tout sacrifier au bonheur, ne connaître aucune peine. La Vertu s'interpose et accuse le Vice de ne proposer qu'un bonheur factice, temporaire, source de déception à terme; comment peut-on vivre vraiment en jouissant sans avoir désiré, en mangeant avant la faim, en buvant avant la soif, et en outrageant la nature dans les choses de l'amour ?

Quel chemin suivra Hercule? Quel choix fera l'Amoureux de la lame? La scène ne le dit pas. Mais il suffit de rappeler que cette scène mythologique intervient alors que le héros entre dans l'âge adulte pour comprendre que le choix ne sera pas aisé... sauf pour servir la morale que veut véhiculer la fable, bien entendu.

Tels de nouveaux Hercule, nous somme placés à cet âge qui oscille entre dix-huit et vint-cinq ans, filles ou garçons, à la même croisée des chemins. La différence majeure réside dans le fait que ce ne sont pas deux routes qui s'ouvrent sous nos yeux mais une sorte de rocade infernale aux dizaine, vingtaine voire cinquantaine de voies. Ainsi donc, la Sagesse - la Vertu - nous pousserait à poursuivre l'effort de labeur que souvent nous avons poussé au bout pour le seul plaisir des nos familles, mais le Vice - ou la Volupté c'est selon - prend de nombreux visages, pas toujours aussi explicites que la face fardée et les postures lascives de la femme rencontrée par Hercule.

N'est pas Hercule qui veut, et pour quelques efforts qui nous font tourner le dos aux tentations et suivre le chemin de chevrier de la Vertu, combien de détours par les sentes du Vice aux senteurs parfumées de draps froissés et tièdes de peaux encore brûlantes, aux rires et aux danses accompagnés de libations interminables et d'ivresses subséquentes? Combien de livres délaissés pour une nuit d'oubli dans l'ombre de repaires où se retrouvent musiciens et danseurs? Combien d'études écartées pour le souffle d'une bouche au coin de nos lèvres?

Il est donc malheureux que l'âge de suivre - ou non - les pas de l'Amoureux, pour peu que l'on ait une idée de la route qu'il prendra, soit aussi celui où se déterminent tant de choses dans nos vies.

Combien de fois n'ai je pas regretté à mon tour d'avoir cédé à l'envie de tumulte, de chants, d'ivresse, pour finir par m'éveiller dans des bras qui ne me réchauffaient pas assez pour que je souhaite y demeurer, pour ce fugace moment, multipliable certes mais difficilement immuable, où l'esprit s'éparpille, se morcelle, explose en un éruption qui rend tremblant, qui coupe le souffle, qui donne l'impression qu'il n'y a plus rien au-delà..? Une petite mort, ont dit de grands hommes, qui auraient presque mérité d'être des femmes et de connaître l'inouie volupté du phénix, qui sait mourir et renaître et mourir encore, dans une boule de feu, dans un nuage de cendres. Et cette volupté, il n'était possible de la connaître qu'en suivant la route tracée par le Vice, en multipliant les occasions, en variant les combinaisons, en changeant les odeurs, en modifiant les saveurs, en cherchant toujours, ailleurs, une alchimie toujours différente des peaux qui se frottent et se confondent.

Frivolité, inconstance, intempérance... ces mots valsaient au matin, quand la Vertu pointait le bout de son nez au pied du lit avec dans le regard et dans la ligne trop serrée de ses lèvres cet air de "je te l'avais bien dit"... Venaient alors les heures d'expiation, les promesses gasconnes de "on ne m'y prendra plus", les résolutions farouches de vivre en ermite, de ne plus se donner, de refuser la lâcheté et la facilité de l'abandon en se disant que oui, décidément, on vaut bien mieux que cela.

Mais la Volupté - et son cortège de tentations - revenait toujours agiter les clochettes de son bracelet de cheville en un doux carillon qui donnait envie de danser, d'oublier, de se perdre. A défaut de séduire, être séduite était un plaisir dont il était dur de se passer. A défaut de retenir, définir soi-même les règles du jeu et revêtir des semelles de vent semblait la solution pour ne jamais prêter le flanc aux douleurs werthériennes, aux souffrances soréliennes, aux déchirements d'une Phèdre et de son fol amour - et de ce feu fatal à tout son sang - au regard d'indifférents Hippolytes, adorés de loin et jamais approchés.

A défaut de grives on mange des merles. Mais il faut avoir la dent dure.

A la croisée des chemins, à l'heure de l'Amoureux, au rendez-vous d'Hercule, rien ne prépare à ce repas-là et pourtant, une fois la table mise, il n'est d'autre choix que de continuer à y souper... Jusqu'au moment où l'équilibre se rompt, où, un jour, on entend des mots différents, des mots qui surprennent, des mots étrangers au monde du Vice. Alors bien sûr, au début on les écarte, ce sont encore des mirages, on n'en connaît pas le sens, on n'y croit pas, en fait, tout simplement. Alors bien sûr, on blesse ceux qui les disent, on griffe, on mord, on soufflette et enfin, de frustration, on tourne le dos et on reprend son errance. Le tout sans la moindre conscience du mal que l'on a fait, car oui, pour le voir, il faudrait regarder les autres... Mais non, on préfère rester concentré sur soi-même, sur la recherche qui nous obnubile. Plaisir ? Devoir ? Discipline ? Facilité?

A l'époque, cela semblait facile, léger, même s'il y avait néanmoins de la souffrance, celle de ne pas réussir à s'estimer, celle de se refuser, en fait ,à agir de façon à fonder cette estime. A l'époque il n'y avait d'autre souffrance compréhensible que la mienne. Age profondément égoïste, nature égoïste et égotique aussi sans doute. Mais sans cela, eût-il été possible de n'aimer aucun des hommes que je serrais dans mes bras?

"Toi, tu as dû en briser des coeurs sur ton chemin", m'a dit quelqu'un, il n'y a pas si longtemps en fait... Ma réaction fut inélégante - en anglais on dirait to snort, l'incrédulité marquée par une sorte de reniflement à la fois dédaigneux, dubitatif, non sans ironie. Ma réaction ne fut pas prise au sérieux cependant et j'en vins à me demander si...

En fait oui, peut être, je n'y avais pas pris garde, mais dans cette valse à mille et trois temps, j'avais dû en blesser plus d'un, qui ne disait peut être pas ces mots en l'air, qui n'agissait pas - comme je le pensais alors - pour s'assurer que la reconnaissance que je me devais d'exprimer pour avoir été choisie - moi qui me terrais sans que mon orgueil léonin le permît cependant tout à fait - fît de moi son affidée. Oui, j'avais probablement fait mal, et cette idée me faisait horreur tout à coup.

Elle me faisait d'autant plus horreur que, du mal, j'en fis sans doute plus encore dans les années qui suivirent et durant lesquelles je pensais pourtant, ayant jeté ma gourme comme le font les jeunes gens mais pas les jeunes filles ordinairement, avoir quitté les sentes du Vice pour les chemins de traverse longeant la route escarpée de la Vertu, à portée de sandales.

Mea culpa, donc.

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